dimanche 16 novembre 2008

Réparation de l'esclavage



IL EST DES MOTS...
par Ernest Pépin


Voici un magnifique texte (un peu long mais qui en vaut tellement la peine) qu' Ernest Pepin, poète et écrivain guadeloupéen, a fait l'honneur de m'envoyer pour ce blog. Il évoque avec une véritable puissance poétique la question de l'esclavage des noirs et celle de sa réparation. C'est à l'origine un discours prononcé en ouverture d'un colloque auquel j'ai assisté. Ce texte, à l'image de son auteur, est animé d'une vibrante veine poétique au service d'un profond humanisme. C'est un texte de mémoire, qui rappelle un des pires moments de notre histoire, mais qui regarde vers l'avenir, et qui convoque la question de la créolité, dont Ernest Pépin est l'un des ardents défenseurs. Il nous interpelle tous quelle que soit notre couleur de peau…

Trikess


Ernest Pépin (source : internet)



"Il est des mots que l’histoire a blessés et dont le sang ne coagule jamais.


Des mots de plaie vive qui suinte d’amertume et que ravive la conscience du toujours et du jamais.


Des mots d’eau salée qui ont poussé à l’ombre de l’arbre du non-retour.


Des mots sombres comme les cales des bateaux négriers.


Des mots couleur de peau, au plus noir du désastre, quand s’effondrent les dieux et que la langue déparle.


Des mots qui sont des cris que dévorent les îles et des chants resurgis au blues des plantations.


Des mots qui hèlent des mémoires enchaînées, déchaînées comme des meutes humaines sans jarret pour courir et qui pourtant traversent l’immense tragédie du survivre.


Parmi ces mots où s’abaisse l’humain, il en est un qu’il convient de retenir comme une « blessure sacrée ». C’est le mot « esclavage ».


Parmi les esclavages qui furent l’ombre de l’Histoire, l’un nous somme d’exister car il nous fut baptême. Je veux parler de l’esclavage des noirs.


Esclavage inédit où se forgea le masque d’une altérité radicale commuée en essence par un monde occidental et chrétien avide de légitimer et d’exonérer sa propre histoire.


Hegel parle volontiers des ruses de la raison qu’il me soit permis d’ajouter la déraison des ruses.


Esclavage massif au cours duquel furent inventées les Amériques en capitale de la douleur des peuples déportés, en cathédrale baroque du souffrir des peuples exterminés, en banque du sang brûlé aux arbres du lynchage. Un sang couleur de sucre et de coton, d’épices et de produits « exotiques ».


Toujours l’exotisme fut l’impensé de l’occident devant la raideur de sa flèche et la froidure de sa technicité. La brèche ouverte par où passe la chosification esthétique de l’autre.


Esclavage où toute la sauvagerie fut convoquée pour déshabiter l’humain au nom du seul profit et du rêve fou de créer un nouveau monde.


Esclavage ! Le mot se suffit à lui-même et pourtant il fut notre berceau. Notre seul berceau !


Si la traite symbolise une coupure ancestrale, l’Habitation, elle, négocie une soudure avec cette indomptable énergie qu’on appelle la vie.


Vint le temps des raccommodages sans autre aiguille que la foi dans cette part d’humanité qu’il fallait préserver malgré tous les malgré.


Vint le temps des bricolages avec des présences disparues et muettes, des surgissements obscurs et des clignotements de densités nouvelles.


Vint le temps des syncrétismes, des emmêlements, des poétiques forcées, des langages du divers, de ce tremblement d’une conscience qui cherche dans les décombres les matériaux d’une reconstruction de soi.


Il suffit de regarder du côté du vaudou, de la santeria, du candomblé, du quimbois, des contes créoles, de la cuisine créole, des danses de mayolè, de la capoïera, du gwoka, et l’on voit l’énoncé d’une anthropologie de la déconstruction-reconstruction.

L’imaginaire des peuples ne dort jamais !


Nous sommes la preuve vivante d’un cauchemar converti en lumière avec les éclats multiples d’un inventer toujours recommencé.


C’est dans la nuit des plantations - alors même que les esprits d’avant, humiliés par l’arrogance du fouet, souillés par « l’omni-niant crachat », rejetés par d’autres baptêmes – qu’est née notre parole intime, protectrice, revendicatrice, réhabilitatrice pour dire au monde l’imaginaire des damnés de la terre et la postulation d’une fraternité à visage d’homme.


En langue créole, parlant d’un être méchant, on dit : sé figi a moun i ni !


Autrement dit, il a l’apparence d’un être humain mais il n’est pas un être humain !


J’aime cette parole venue de nos aïeux. Elle signifie que l’humanité n’est pas dans l’apparence mais dans une posture qu’aucun miroir ne saurait restituer.


L’humanité est peut-être ce qui ne se voit pas mais ce au nom de quoi nous agissons. Autant dire que l’humanité réside essentiellement dans une éthique, une esthétique…


L’erreur de l’occident fut de se vouloir l’unique miroir, l’unique forme, l’unique modélisation de l’humain et de cultiver au nom de cet imperium l’exclusion comme seule mode de relation à l’autre.


On ne confisque pas l’humanité ! Elle revient toujours sur les lieux du crime pour tenter de conjurer la racine du Mal.


Lorsqu’on privilégie l’idéologie (toujours leurrante) en lieu et place de la philosophie, la barbarie sort de son trou et dévore victimes et bourreaux.


Il est vrai que l’occident a tenté de vaincre ses démons (nombre de textes célèbres, d’actions importantes en témoignent) mais le combat sera toujours perdu d’avance tant que ne sera pas instauré un autre imaginaire que celui de la domination.


Et c’est cela un des aspects du crime, d’avoir orchestré un imaginaire de la domination, de la discrimination et du racisme au point qu’il semble naturel et normal à un grand nombre de traiter l’homme noir en espèce inférieure. La race comme représentation de soi et de l’autre demeure cette prison que seule peut briser une psychanalyse collective.


Des siècles durant, le sang fut dispersé.


Des siècles durant, des territoires furent pillés.


Des siècles durant, des cultures furent bafouées, folklorisées, anéanties.


Des siècles durant, des femmes et des hommes furent dépouillés de leurs droits les plus élémentaires.


L’occident a tiré profit de ces siècles là intellectuellement, matériellement, culturellement, politiquement, socialement, financièrement.


Le moindre clochard de l’Europe colonisatrice est, sans le savoir, un bénéficiaire de ces siècles. Je ne dis pas un coupable mais un bénéficiaire.


La vérité c’est que l’esclavage des noirs loin d’être un à côté de l’histoire de l’Europe, une dérive honteuse, un accident, est constitutive de l’Europe et de ses avancées.


Ce qui amène à penser que les noirs mis en esclavage sont également les bâtisseurs de l’Europe.


A côté, l’Afrique marginalisée, piétinée, exploitée, s’enlise dans les bas-fonds de la mondialisation.



A côté, Haïti sombre dans le chaos.


A côté les afro-américains sont traités en citoyens de seconde zone. Katrina est éloquent à ce sujet.


Autrement dit, les effets sont visibles, actifs, malfaisants et ce dans tous les domaines du réel.


C’est ce que doivent comprendre ceux qui, au nom du passé, ne se veulent pas comptables du présent et de l’avenir.


« Le crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme » affirme la sagesse populaire haïtienne mais s’il est un crayon qui n’a pas de gomme c’est celui des peuples humiliés.


Je ne parle pas du crayon de la vengeance. Je parle de celui du traumatisme.


Je parle d’une organisation post-coloniale qui fait qu’un enfant noir des USA a plus de chance qu’un autre de finir en prison, qu’un enfant noir de l’Afrique a plus de chance qu’un autre d’attraper le sida, qu’un enfant noir d’Haïti a plus de chance qu’un autre de mourir de faim, qu’un enfant noir des banlieues a plus de chance qu’un autre de sombrer dans la délinquance.


En l’occurrence la chance est une malchance ! Une malédiction raciale, sociale, économique et même politique hypothèque dès le départ son devenir.


C’est dans ce contexte là que se pose la question de la réparation de l’esclavage des noirs. Un contexte d’inégalité existentielle.


Analyses, Enjeux, Controverses avez-vous prévu. Cela signifie que le terme de « réparation » ne va pas de soi et qu’il requiert toute notre vigilance.


« On ne répare pas l’irréparable » s’est écrié Aimé Césaire.

Encore une fois il a raison.


On peut néanmoins penser qu’il est possible de réparer le réparable, de corriger les effets négatifs, de lever les hypothèques, de lester le monde d’un plus d’égalité.


Dès lors, une seule question s’impose : comment réparer ?


Il ne s’agit pas d’une dette à rembourser. Il s’agit d’une nouvelle morale à inventer.


Je le répète en combattant tous les effets dans les champs de l’éthique, de l’historique, du politique et de l’économique.


Je pense en particulier à des lieux de mémoire à restaurer, à édifier.


Je pense à la recherche et à l’enseignement.


Je pense à une politique de restructuration de l’Afrique.


Je pense à l’effacement de la dette.


Je pense à des mesures d’accompagnement.


Tout cela en vue de partager la mémoire et de créer un espace de lucidité et de générosité politique au service de tous les hommes.


Le monde porte sur ses épaules non pas seulement ce crime contre l’humanité mais encore de nombreux crimes irréparés.


Il me semble nécessaire au lieu d’accepter la concurrence des victimes, la hiérarchisation des crimes d’envisager, au contraire, la solidarité.


La solidarité vraie.


La solidarité active et ingénieuse.


La solidarité pan-humaine.


Nous pourrons reprendre en chœur la célèbre phrase de Martin Luther King : « I have a dream » ! One day, un dia, un jour, on jou !


Nous serons peut-être tous lavés parce que responsable d’un autre avenir.


Nous habiterons une insomnie d’étoiles marronnes, une voyance fraternelle.


Nous effeuillerons le mot « égalité » dans la prière des arbres de la raison et nous ferons du monde une forêt bleue où les mémoires pourront enfin reposer en paix.


La plus belle des réparations ?

La réhumanisation tout simplement !"


Ernest Pépin


Les Abymes – Guadeloupe,

le 16 décembre 2006