mercredi 18 février 2009

Le chaos


DES NOUVELLES DU FRONT DE GUADELOUPE
28ème JOUR DE GREVE GENERALE : LE CHAOS


1° Barricades et surprenants guerrilleros urbains

Hier après-midi, je suis passé voir Alex Lollia au CHU. A cette heure, il était encore possible de se faufiler entre les petits espaces ouverts sur les très nombreux barrages.

Route des Grands fonds (photo FG)

J’ai eu une pensée émue pour le radar du Gosier qui a malencontreusement pris feu.

Feu le radar du Gosier, si je puis dire... (photo FG)

En chemin, je vois un barrage sur Chauvel, pas loin de l’hôpital avec des jeunes aux visages masqués par des bandanas. Je m’approche d’eux et leur explique ce que je fais avec Chien Créole et que je suis engagé avec le LKP, etc. Je leur demande si je peux les prendre en photo. Venant d’un peu plus loin, un jeune baraqué marche vers moi : « bonjour M. Gircour ». Le ton très poli tranche avec l’allure de guerrillero urbain. Sans arriver à le reconnaître, je devine qu'il s'agit d'un de mes élèves, ce qu'il confirme.

Barrage sur Chauvel (photo FG)

Il me permet de prendre les photos que je veux et me montre d’autres barrages dont un constitué en partie par un bus calciné et couché sur le côté qui barre l’entrée de la cité. Il me dit sa fierté d’être d’un quartier populaire et de participer à la lutte. Je le remercie pour son escorte et repars vers le CHU.


2° Etat de santé d’Alex

Alex se remet tout doucement. Il est branché sur un appareil qui surveille les battements de son cœur, porte une magnifique minerve rouge, et une perfusion lui distille un produit contre la douleur car il souffre notamment de céphalées qui ne s’en vont pas. Il a l’air fatigué mais le moral est bon. Il doit encore passer certains examens. Je lui ai remis les derniers articles de Chien Créole. Il reçoit beaucoup de visites et espère être bientôt sur pied pour reprendre la lutte.

3° Situation du CHU

Une petite infirmière, très sympathique nous gronde gentiment parce que nous faisons du bruit dans les couloirs. Elle nous demande, si nous revenons demain, d’amener une bouteille d’eau pour le voisin de chambrée d’Alex. Devant notre mine surprise, elle nous explique que l’eau de l’hôpital n’est pas potable et que ce monsieur, âgé, n’a pas de parent. Généreuse, elle lui a donné la bouteille qu’elle avait amenée pour elle. Ca me fait penser que chez moi, ça fait 24h00 que l’eau a été coupée. Il y aurait beaucoup à dire sur l’état d’abandon, de délabrement de cet hôpital ou sur sa dangerosité dans la zone sismique où nous nous trouvons. En tous cas, les infirmières font leur maximum mais elles sont épuisées. Elles sont là à depuis 6h00 du matin, espèrent que la relève va arriver à 22h00 mais elles en doutent. Il y a des barrages partout. La petite infirmière de tout à l’heure s’inquiète, elle doit rentrer à Petit-Canal, explique qu’elle a deux enfants dont un bébé de quatre mois ! Si la relève arrive et qu’elle met moins de deux heures pour rentrer chez elle, elle pourra s’estimer très heureuse. Tous sont épuisés, travaillent en sous-effectif et les affrontements violents créent une surcharge de travail.

4° Une nuit dangereuse

La nuit est tombée depuis un moment quand nous sortons et les camarades de la CTU, syndicat parmi les plus engagés au sein du LKP, me déconseillent vivement de rentrer à pied. J’avais pu approcher ma voiture dans la journée mais les barrages s’intensifiant la nuit, il m’est impossible de les franchir dans l’autre sens.
Barricades en flammes (photo FG)

Certains des émeutiers qui les tiennent sont très loin de l’esprit pacifique du LKP et je vois notamment une fourgonnette au pare-brise explosé qui a reçu une pierre simplement pour avoir commis l’erreur de passer sous le pont de Baimbridge !

Des pratiques criminelles (photos FG)

D’ailleurs le barrage où j’avais trouvé mon élève est en flammes, carcasse de voiture et arbre brûlent dans la nuit. Du coup, on remonte au local de la CTU. Nous sommes trois à être dans la même situation ; heureusement, il y a des matelas. On mange, qui un morceau de poisson, qui du poulet, accompagné de fruit-à-pain et on discute tranquillement en plein air, au bas des immeubles de la cité de Bergevin avec tous les militants qui ne sont pas encore rentrés chez eux.

5° Scènes de guerre civile

Nous écoutons les nouvelles que diffuse RCI, une radio locale. On apprend que le centre commercial Destreland est attaqué par des dizaines de jeunes armés et que les policiers dépêchés sur place sont retranchés dans le centre, encerclés. Une fusillade est engagée. Ce sont très probablement des bandes venues des quartiers difficiles de la commune de Baie-Mahault, sur laquelle se trouve Destreland. GUP, une grande enseigne spécialisée dans les pneus, sur les Abymes, est en flammes.

Gup en flammes (photo FG)

On s’y rend en voiture. Le nuage qui s’élève de l’entreprise est impressionnant et recouvre Pointe-à-Pitre, laissant à tous une désagréable odeur de pneus brûlés. Les pompiers luttent comme ils peuvent contre le feu. Cette fois, ils ne sont pas caillassés mais c’est arrivé plusieurs fois, au même titre que les policiers, comme pendant les émeutes de banlieue dans l’hexagone.

Les soldats du feu dans le feu de l'action (photo FG)

En contemplant cette situation, un des syndicalistes qui m’accompagnent secoue la tête d’un air désolé. « Tu te rends compte ? Combien d’ouvriers vont être au chômage après ça ? » J’essaye de le consoler en lui disant que GUP comme Destreland appartiennent à Bernard Hayot et qu’il doit avoir une bonne assurance. Ca n’a pas l’air de le consoler…

6° « C’est le jour et la nuit »

On repart dans une ville où il faut slalomer entre les carcasses de voitures en flammes, les poubelles qui brûlent, etc. Une impression de chaos y règne. Même si nous sommes LKP, il nous faut être prudent : les pierres peuvent nous toucher aussi. Ruddy, le conducteur, quand il n’a pas le choix à cause des barrages, roule à contre-sens, comme tout le monde, personne bien sûr ne s’arrête aux stops, et quand il arrive à hauteur d’un pont, il accélère brutalement afin d’éviter d’éventuels jets de pierres.
Route barrée vers Baimbridge (photo FG)

A part sur certains barrages comme dans le bourg du Gosier où des racketteurs rançonnent ceux qui veulent passer, à hauteur de 20 euros par voiture, la journée, les barricades sont quasiment abandonnées, l’ambiance est bonne, mais la nuit, la Guadeloupe est livrée aux émeutiers et aux casseurs.

7° Une jeunesse larguée

Il est important de répéter qu’ils agissent de leur propre chef et ne sont en aucun cas des militants du LKP. Pendant quatre longues semaines, on a réussi à calmer cette jeunesse qui ne demandait qu’à en découdre. Cette violence était latente avant que ne commence la grève mais inévitable quand on pense aux 45% de chômage qui touchent ici les 18/29 ans.
Pourrissement de la situation (photo FG)

Le LKP a pris à bras le corps les problèmes de cette jeunesse et a tenté d’obliger la société à leur faire une place. Le LKP, ni dans son exemple, ni dans ses propos, n’a jamais chercher à inciter les jeunes à la violence, bien au contraire. Il s’agit de désamorcer cette frustration, cette amertume qui peut tourner en haine, trouver des solutions politiques et sociales pour que la jeunesse guadeloupéenne ne soit plus une jeunesse en souffrance ; qu’en un mot, elle ait un avenir, ailleurs que dans le chômage, l’exil ou la précarité. Un jeune des cités me rapportait que beaucoup d’entre eux avaient apprécié les prises de position de Domota. « Avant que les mamblos ne frappent Alex Lollia, les jeunes étaient calmes le soir, on écoutait et respectait Domota. C’est le premier à avoir parlé de la discrimination à l’emploi. C’est ce qu’on vit tous quand on est de certains quartiers. C’est même pas une question de couleurs. C’est comme en France, quand tu es de la cité des 4000 à la Courneuve, tu peux être de la couleur que tu veux, même blanc, la réponse des employeurs sera toujours la même, dès qu'ils voient ton adresse sur le CV. »


8° Pillages

La radio continue à égrener la longue liste des attaques, magasins ou entreprises braquées ou en feu. Je suis étonné de constater à quel point ça concerne l’ensemble de la Guadeloupe. RCI annonce que le Général Bricolage de Capesterre est en flamme, que le Leader Price du Gosier vient d’être pillé ainsi que le magasin Elisport, à côté du rectorat, sur Grand Camp. Nous nous y rendons et ne pouvons que constater qu’un très grand nombre de vélos a été volé, des scooters aussi, des casques, etc.
Vitrine brisée

Ils n’ont pas pu emmener les motos qui étaient bien attachées. Le rideau de fer semble avoir été comme ouvert par un ouvre-boîte géant.

Elisport

Nous nous demandons s’il est prudent d’aller voir ce qui se passe du côté du carrefour de Destreland que tous ici continuent à appeler Continent, du nom de l’ancienne enseigne. De l’avis général, c’est trop risqué, personne n’a envie de recevoir une balle perdue. On retourne au local où j’allonge un matelas par terre, sans savoir qu’à quelques centaines de mètres à peine, un membre du LKP vient d’être tué d’une balle dans le thorax.

Frédéric Gircour