"LA DÉFISCALISATION, ÇA DONNE LA BANDE À BONO"
Jarry Alu est une entreprise de 15 employés. Comme son nom l'indique, elle travaille l’aluminium sur la zone industrielle de Jarry, près de Pointe-à-Pitre. Enfin, elle travaillait, devrais-je dire, car depuis le 26 mars, elle est occupée par ses salariés après que les patrons, messieurs Bono et Lafifi, ont déposé le bilan. Il fallait s’y attendre diront les prophètes de malheur qui n’ont cessé de répéter inlassablement que l’irresponsabilité du LKP aurait pour effet de détruire le tissu économique de la Guadeloupe.
Enseigne de Jarry Alu (photo FG)
Xavier me présente ses collègues. Il fait déjà nuit et du zouk s’échappe d’une radio allumée. Le grand hangar qui sert d’atelier est allumé, les machines sont à l’arrêt ; portes-fenêtres et cintrages en tous genres semblent attendre qu’on revienne s’occuper d’eux. J’ai connu Xavier sur les manifs du LKP, jeune, sympa, avec un piercing à l'arcade sourcilière, c’est quelqu’un de calme, posé et ouvert. Quand je leur demande pourquoi ils occupent leur entreprise, il m’explique :
« On a peur que les patrons profitent de notre absence pour venir récupérer le matériel et les stocks. Il y en a pour beaucoup d’argent. La vente de ce matériel pourra au moins payer nos arriérés de salaires et nos indemnités de licenciement. S’il s’évanouit dans la nature, on se retrouve sans rien».
A l’intérieur la vie s’organise. Un hamac a été tendu dans un coin, les autres vont dormir dans les camions de la boîte, des bananes trainent sur la table à côté d’un jeu de carte. Je ne connais que Xavier et demande aux ouvriers si tous ont suivi la grève générale. « Non, il n’y avait que deux grévistes. Par contre ce qui s’est passé, c’est que le 21 janvier, au lendemain du début de la grève, une délégation du LKP est venue demander de fermer l’entreprise. Les patrons ont obtempéré. Quand on est revenu le lendemain, le rideau de fer était baissé, sans la moindre explication. Jarry Alu n’a réouvert que le 2 février, douze jours après ! »
Je songe à la grande majorité des boîtes qui remontaient leurs rideaux dès que nous avions passé l’angle de leur rue et fais remarquer amusé à Xavier que si tous les patrons avaient été aussi coopératifs, ça nous aurait évité bien des efforts.
« Tous les matins on est venu, reprend un autre, et à chaque fois, nous avons trouvé le rideau baissé. Pas un mot accroché sur la porte, ils ne se sont même pas donnés la peine de nous passer un coup de fil alors qu’ils ont nos numéros et qu’il suffisait de toutes façons d’en prévenir un pour que le message passe.
- Quand ça a réouvert le 2 février, quelles explications on vous a données ?
- Soi –disant qu’un barrage les empêchait de venir. Ça nous a étonné parce qu’aussi bien Bono que Lafifi habitent Baie-Mahault [la commune sur laquelle est Jarry]. Certains parmi nous venaient de Basse-Terre, Sainte-Rose, enfin de très loin. En plus il y avait pénurie d’essence et pourtant on se débrouillait pour venir. Et puis on n'a pas entendu parler de barrage pour cette période... Enfin, on avait besion de travailler, on a repris le boulot.
- Vous avez retravaillé normalement jusqu’à quand ?
- Le huit février quand Yves Jégo est parti, les présidents des collectivités territoriales ont appelé à ne pas travailler le lendemain. Nous avons tous fait grève ce jour-là. Quand nous sommes revenus le lendemain, rebelote, on a une nouvelle fois trouvé la porte fermée…
- Jusqu’à ?
- Jusqu’au 4 mars… A nouveau aucun avertissement, rien. L’entreprise a réouvert le 4 mars et le 12, Bono nous a signifié son refus de respecter la convention du bâtiment et de signer l’accord Bino. Depuis 2003, on était affilié à la convention de la métallurgie. Or, il semblerait qu’elle ne soit pas légalement applicable en Guadeloupe. Celle du bâtiment est plus avantageuse pour les travailleurs. Alors que nous avons toujours été très correct avec lui, M. Bono nous a dit qu’on lui "cassait les couilles", je le cite, qu’il n’appliquerait rien du tout, qu'il baissait les bras, qu'il allait fermer l'entreprise. Il a à nouveau fermé la boîte. Sur le conseil de nos syndicats, nous l’avons fait constater par un inspecteur du travail.
Finalement, une rencontre a eu lieu entre salariés et patrons en présence des syndicats, le 18 mars. Les patrons ont cédé sur tous les points : signature de l’accord Bino, payement des arriérés, respect de la convention du bâtiment, obtention d’un panneau pour les informations syndicales,ouverture de panneaux d’aération car sous le toit de tôle on étouffe et on respire beaucoup de particules dangereuses. Comme tu peux voir, il n'y a pas une seule fenêtre. On a trouvé ça louche qu’ils cèdent aussi facilement mais on était content. Le lundi 23, le travail a repris. Le mercredi, on a reçu une convocation au tribunal de commerce pour le lendemain. C’est là qu’on a appris que finalement les patrons déposaient le bilan. Ils ont exprimé leur volonté de liquider l’entreprise et de n’accepter aucun plan de redressement. On a aussi découvert au passage que l’entreprise avait plus de 500 000 euros de dettes !
Les employés de Jarry Alu occupent leur entreprise (photo prise le lendemain de l'interview par FG)
- Vous comprenez leur décision ?
- Quand ton entreprise est déjà en difficulté, tu trouves responsable de fermer pendant un mois au total, alors que la majorité des salariés ne demandent qu’à bosser ? C’est eux qui ont décidé de rester fermés sans même avoir la délicatesse de nous en avertir. Tu voudrais planter ta boîte, tu ne t’y prendrais pas autrement… Et puis il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas.
-Comme ?
Les réponses fusent :
- Comme le fait qu’en décembre 2007, les patrons aient choisi de remplacer les trois camions de l’entreprise qui étaient pourtant en excellent état par des véhicules neufs. Comme le fait que Salah Lafifi ait offert à sa femme, secrétaire ici, une BMW coupé dernier modèle, en janvier de cette année… Est-ce normal que des patrons en faillites agissent comme ça ? En plus, sur nos fiches de paye de 2003 à 2006, on s’est rendu compte que le numéro de SIRET qui identifie l’entreprise ne correspond pas avec celui de Jarry Alu. Et puis nous avons payé pour consulter un site sur internet, manageo.fr (qui donne des infos sur la santé économique des entreprises et prend ses source au greffe du tribunal de commerce, à l’INSEE, aux services fiscaux, à l’inspection du travail, etc.). Il y a des choses qu’on ne comprend pas. Jarry Alu existe depuis 2003, nous étions visiblement une des entreprises les plus rentables des Antilles en 2005 avec un chiffre d’affaire de 3 929 723 euros (mon interlocuteur cite le chiffre de tête !). Pourtant le « résultat net » cette année-là, c'est-à-dire quand tout a été payé n’aurait été que de 77 400 euros. La différence nous paraît d’autant plus énorme que cette année-là, il n’y a pas eu d’investissement lourd, tout au plus quelques machines de quelques milliers d’euros. En tous cas, la différence faramineuse n'a pas été engloutie dans nos salaires, ça c'est sûr ! Bref, on n’arrive pas à s’expliquer ce qui pourrait justifier un écart aussi énorme.
- Vous gagnez combien en moyenne ?
- Disons qu’on gagne entre le SMIC et 1500 euros. »
Pour Alex Lollia, secrétaire général du syndicat CTU, le cas de Jarry Alu n’est pas un cas isolé. Les entreprises en Guadeloupe bénéficient les premières années de la défiscalisation. Quand il leur faut payer des impôts elles s’en vont sous d’autres cieux ou déposent le bilan et recréent autre chose à Jarry même.
« La défiscalisation, ça donne la bande à Bono » résume Lollia. Et peu leur importe que des jeunes de trente ans qui ont travaillé sérieusement pendant cinq ans pour l’entreprise se retrouvent sur le carreau dans un contexte social difficile. « Nous avons demandé à Victorin Lurel, le président de région, un rendez-vous. C’est en effet la région qui est responsable du développement économique et subventionne les aides fiscales. Pour l’instant, M. Lurel n’a pas daigné nous répondre, sans doute trop occupé par la campagne électorale. Nous préférerions qu’il fasse la campagne pour l’emploi. Aujourd’hui que fait-on des 15 employés de Jarry Alu, sacrifiés sur l’autel d’une politique de développement qui se fait à l’encontre des travailleurs ? La région doit assumer ses responsabilités. »
FRédéric Gircour (trikess2002@yahoo.fr)