QUAND LE GOUVERNEMENT ET RAPHAËL CONFIANT "DÉCONNENT"
1° L'accord Bino amputé
On s’y attendait, le couperet est tombé le 3 avril : le décret d’extension de l’accord Bino (prévoyant notamment l’augmentation de 200 euros des bas-salaires en Guadeloupe) émis par le ministère du travail ne fait pas état de la clause de convertibilité. Pour revenir à l’exemple des 200 euros, dans la version originale de cet accord, il était prévu qu’après trois ans d’application, le patronat prenne cette augmentation intégralement à son compte. Dans la nouvelle mouture, l’effort consenti par les collectivités territoriales (50 euros par mois pendant un an) et par l’Etat (100 euros par mois pendant 3 ans) ne sera pas pérennisé par les entreprises.
2° "Des grèves partout"
Dans trois ans les salariés concernés par l’extension vont donc se retrouver dans la même situation qu’avant 2009. Mêmes causes, mêmes effets annoncés.
Elie Domota, dans la dernière interview accordée à Chien Créole, évoquait cette éventualité et avertissait : « S’ils amputent l’accord Bino, il va y avoir des grèves partout. » Les gendarmes mobiles ont bien fait de ne pas repartir tout de suite ! Comment en effet pour les uns, accepter de se voir privés des 200 euros alors que les autres vont en bénéficier ? Pendant sa campagne électorale, Sarkozy n’avait eu de cesse que de promettre la récompense au mérite. Grâce à son gouvernement, aujourd’hui en Guadeloupe, pour un même travail, un salarié motivé pourra gagner 200 euros de moins qu’un tire-au-flanc, simplement parce que le patron du premier n’aura pas signé l’accord avant que le décret d’extension ne soit sorti. Cette mesure est ressentie par beaucoup comme une provocation, comme une véritable injustice sociale. Pour les salariés floués, c’est inacceptable. Le patronat et l’Etat y voient eux certainement l’opportunité de remettre les travailleurs "à leur place", après la victoire sociale éclatante du LKP. C’est un pari risqué.
3° Soigner le mal par le mal
Les délégués du LKP, lors des nombreux meetings tenus au Palais de la Mutualité de Pointe-à-Pitre, ont constamment fustigé la société à deux vitesses qu’est la Guadeloupe, avec une minorité de profiteurs et une majorité d’exploités et d’exclus. L’Etat en rajoute donc une couche en divisant les plus démunis. Voilà pourquoi il faut impérativement revenir sur l’accord Bino et que ceux qui ont déjà obtenu les 200 euros de façon pérenne y renoncent, car cet argent touché par une partie de la population pourrait avoir un effet sur les prix, en les faisant gonfler ; ce dont souffriraient ceux qui ne les toucheront pas.
L’argument vous paraît aberrant? A moi aussi. C’est pourtant celui que développe sans complexe Raphaël Confiant, écrivain exceptionnel (tout le monde devrait lire Le barbare enchanté, un véritable chef-d’œuvre) mais dont les prises de position publiques laissent souvent pour le moins perplexe. Confiant assène cet argument à propos des 40% de prime à la vie chère que touchent, aux Antilles, les fonctionnaires, dont il fait partie (il enseigne à l’université). Il s’enorgueillit d’être prêt à en faire le sacrifice (lire son billet publié le 19 mars : « De l’urgente nécessité de supprimer les 40% des fonctionnaires » sur
http://www.montraykreyol.org/spip.php?article2208).
Raphaël Confiant (photo Marco Paoluzzo)
4° Deux approches radicalement opposées
Il part d’un constat alarmant et réel du déséquilibre que provoquent ces 40% sur les économies antillaises. Ce qu’il ne dit pas c’est qu’il y a deux façons de résoudre ce déséquilibre : soit en alignant vers le bas, c’est ce qu’il propose ; soit en tirant vers le haut ceux qui sont défavorisés, ce qu’a contribué à faire le LKP en Guadeloupe (1). J’ai eu l’occasion de dire que selon moi le LKP n’allait pas assez loin dans ses revendications. Il aurait du exiger que les salaires du secteur privé soient augmentés de 40%, car la vie chère nous touche tous indistinctement. Néanmoins, ce mouvement est parvenu à considérablement réduire l’écart de salaire entre fonctionnaires et salariés du privé, de même qu’il a obtenu que les écarts entre salaires au sein du privé, diminuent (+ 200 euros jusqu’à 1,4 fois le SMIC ; + 6% d’augmentation entre 1,4 et 1,6 fois ; + 3% au-delà de 1,6). Confiant souligne également que l’argent des 40% a développé l’import au dépens de la production locale. Le LKP, au lieu de faire baisser le niveau de vie d’une catégorie de la population engage une véritable réflexion sur les circuits courts de distribution, sur la mise en place d’aides au développement local et obtient une baisse significative des prix artificiellement élevés.
5° L'inversion des valeurs
Alors non, on ne peut pas accepter une société à quatre vitesses (ceux qui n’auront droit à rien dans trois ans, ceux qui vont avoir droit de façon pérenne aux 200 euros, ceux qui ont droit au 40%, et ceux qui bâtissent des fortunes insolentes sur le dos des trois premières catégories). Il va falloir se battre à nouveau pour que l’accord Bino s’applique intégralement à tous et Chien Créole sera de ce combat là. Après ça, il faudra continuer à se mobiliser pour nos droits, contre les inégalités. Mais de grâce monsieur Confiant, ne nous faites pas le coup de la justice sociale, les gouvernements depuis Raffarin ne nous y ont que trop habitué, qui n’ont eu de cesse que de casser les régimes spéciaux les uns après les autres, avec ce prétexte fallacieux. On nous a déjà expliqué que les libéraux étaient les progressistes et que les gens de gauche étaient les conservateurs. Je m’étonne qu’un intellectuel tel que vous se prête au jeu de l’inversion des valeurs et essaye de dévoyer le terme de justice sociale pour opposer les salariés entre eux et faire baisser les salaires. Pendant ce temps là, les puissants se marrent en nous regardant. C’est vers le haut qu’il nous faut tirer. Renoncer à un droit social, qui plus est acquis de dure lutte (2) comme vous-même le reconnaissez, est une trahison. Comme dirait l’autre, le combat continue !
FRédéric Gircour (trikess2002@yahoo.fr)
(1) Même si Confiant est martiniquais, je préfère parler du LKP guadeloupéen car je ne prétends pas connaitre assez bien le Mouvement du 5 février.
(2) Et non de turlutte, je ne fais pas allusion ici aux promotions canapés, qui sont un autre débat.