dimanche 16 novembre 2008

Hommage à Césaire


HOMMAGE D'ERNEST PEPIN A AIME CESAIRE


Il fallait un grand poète antillais pour rendre hommage au plus prestigieux de tous, le Martiniquais Aimé Césaire, le "nègre fondamental". Pour la seconde fois, Ernest Pépin, poète et écrivain guadeloupéen, me fait l'immense plaisir de m'envoyer un de ses textes afin que je le publie dans l'un de mes blogs. Dans un style toujours aussi flamboyant, aussi saisissant, il nous délivre les clés de l'écriture de Césaire, nous dévoile la profondeur de cette "poésie de vieux-nègre chaman". Avec lui, il interroge la société antillaise, et petit à petit, nous rentrons dans la démesure de l'oeuvre de Césaire, démesure de celui qui l'a portée. Avec la plume de Pépin, nous pouvons voir que le souffle qui animait Césaire, son esprit humaniste, sont bien vivants, toujours debout ! Un texte incontournable.

cliquez sur l'image pour l'agrandir

"J'ai la rude tâche ce soir de vous parler d'Aimé Césaire en sa qualité d'écrivain. Rude tâche, en effet car il semble qu'en la matière tout ait été dit et cette situation me condamne au redire.

Redire qu'il s’agit d’une écriture profondément lyrique (le Cahier), déployée en vagues hurleuses afin de fouetter les durs récifs d’une raison truquée et d’un humanisme par trop étriqué. Et chaque frappe déchiquetaille la phrase, l’oblige à des contorsions rusées, à des esquives inattendues, à des éclaboussures scintillantes, à des mobilités surprenantes. Vous l’aurez compris, l’effet est de déséquilibrer les édifices prétendument cartésiens par une sorte de surenchère de la raison, par une sorte de démesure à la fois baroque et ciselée.


Redire qu’il s’agit d’une écriture qui sait aussi se concentrer en des dits lapidaires, s’ouvrir au tranchant des blessures historiques ou intimes, se concasser en semis rêche ou en hoquets lancinants.


Redire que cette écriture là, remonte d’abord de la cale du bateau négrier pour ensuite épouser les pulsions et les impulsions d’un tournoiement qui, entre vertige et mémoire, tente de trouver le chemin d’un ciel à jamais perdu.

Redire que toutes les pesanteurs tragiques de la plantation, toutes les folies de la domination, toutes les norias d’une histoire aveuglée par la douleur existentielle, toutes les impasses de la soumission, toutes les fausses malédictions du racisme sont comme dynamitées par cette écriture accorée à un refus majeur : celui de la déshumanisation.


Et c’est cela le défi relevé en des phrases convulsives brandies comme un bouclier, comme des lances enflammées pour précisément préserver la possibilité d’une réconciliation avec soi-même et avec tous les monstres infâmes qui déshonorent la dignité humaine.


D’où une posture biblique tour à tour implorante, tour à tour insolente, tourmentée par la sainte colère d’un Moïse armé des tables de la loi.

D’où cette écriture d’un missionné de la damnation et de la rédemption tout uniment voué au salut.

Ma voix sera la voix…

Et c’est pour vous que je parlerai…


Parole palimpseste où grouille, en dessous, un savoir encyclopédique des plantes, des géographies, des histoires, des civilisations, des mythes et donnant, à entendre, en dessus, le précipité chimique des phénomènes de transmutation, de révélation, d’oxydation, de combustion, d’explosion, d’une matière verbale instable que le poète se doit de maîtriser pour « conjurer l’informe ».

Parole où se jouent la plus sincère des rébellions et la plus belle des adhésions à une éthique de la liberté.


Parole donc de plaidoirie (Le discours sur le colonialisme) traquant en procureur érudit la faute de la faute, le frauduleux, l’illégitime, la lèpre hideuse des contrefaçons pour obtenir quitus, exonération, d’un péché illusoire : celui d’être nègre, c’est-à-dire, selon une grande majorité, en dessous du genre humain.
J’ai entendu dans un film la réplique suivante :

- De quel droit avez-vous bousculé cette femme ?
- Où avez-vous vu une femme, je ne vois que des négresses ici !


Ce court dialogue en dit long sur ce qu’il fallait combattre non pas seulement en s’y opposant mais en démantibulant, pièce par pièce, les soubassements intellectuels, idéologiques, esthétiques de ce devoir de violence que s’arrogeait la civilisation occidentale. La violence suprême étant le droit à la violence impunie. Un droit dont le code se nourrissait de toutes les hypocrisies, de toutes les négations, de toutes les ruses, de tous les mensonges, qui articulent trop souvent les rouages idéologiques érigés en ontologie suprême. Il suffit de relire le discours sur le colonialisme pour comprendre que face au discours du colonialisme, il fallait un contre-discours, une contradiction pour invalider la méthode du discours et le discours de la méthode coloniale.


Au cœur de ce discours, l’autre prisonnier d’une tératologie imaginaire, l’autre disqualifié en raison même de son altérité, l’autre comme masque hideux, infernal de la part refusée de soi-même. L’autre infrahumain, extra-terrestre, « fumier de champs de cannes », l’autre non pas déchu mais jamais échu pour cause de primat de l’essence. Et c’est ce discours de l’autre que Césaire fait remonter des caves même du Vatican, des souterrains de la philosophie, des égouts (pensons à Victor Hugo !) de toute la pensée, de toute la morale, de tout le système où s’élabore l’exclusion, la domination d’une grande partie du genre humain.
Discours inévitablement subversif par son origine, par son projet, par sa formulation.

Il ne s’agit pas en effet de se plaindre ! Il ne s’agit pas de gémir sur soi ! Il s’agit de sauver la victime et le bourreau en les entraînant dans le seul espace où leur relation peut devenir possible : l’espace de l’humanisme."

(à suivre)
Ernest Pépin