mercredi 7 janvier 2009

Comprendre ce qui se passe en Haïti


BATAY OUVRIYE



Le 1er décembre 2008, Didier Dominique, dirigeant charismatique de l’important syndicat haïtien, Batay ouvriyé, est venu, à l’invitation d’organisations guadeloupéennes et martiniquaises, présenter le combat qu’il mène avec ses camarades en Haïti. Il en a profité pour analyser la situation politique et sociale de ce pays et a tenté d’expliquer les mécanismes qui ont conduit la première république noire indépendante de l’histoire dans la dramatique situation qu’elle connaît aujourd’hui. Son analyse limpide apporte un éclairage nouveau sur les processus sociaux et politiques en cours en Haïti.



1° Une organisation de combat


Batay ouvriyé est « une organisation de combat » qui regroupe sous sa bannière des comités ouvriers, des "ouvriers révoqués" (chômeurs) mais aussi des artisans, des ouvriers agricoles, des comités de lutte lycéens et étudiants, des petits propriétaires agricoles, etc. A la question de savoir combien de membres compte le mouvement, Didier Dominique esquisse un sourire : «Tout le monde nous pose la même question mais je suis incapable d’y répondre.» La répression anti-syndicale est très forte en Haïti, et Batay Ouvriyé a eu à déplorer plusieurs morts. Didier Dominique, lui-même a été blessé par balle à la jambe. Si l’organisation et sa direction ont une vitrine légale, ses membres sont souvent obligés de fonctionner en semi-clandestinité. Il précise que Batay Ouvriyé n’est pas le seul syndicat conséquent en Haïti et donne en exemple l’OTR, Organisation des Travailleurs Révolutionnaires, syndicat actif, mais qui contrairement à Batay Ouvriyé, n’est pas une organisation qui fait un travail de masses.



2° La stratégie du serpent ailé


« Nous disposons d’une organisation bien structurée mais on ne peut pas demander au travailleur haïtien, de s’inscrire sur une liste, quand on sait que les patrons ont tendance à renvoyer systématiquement les syndiqués. De fait, dans une entreprise, nous nous déclarons en général comme syndicat en tant que tel, quand le patron lui-même fait savoir qu’il préfère connaître ceux à qui il a à faire et que du coup, il donne quelques garanties. » Un proverbe en créole haïtien, avec une poésie inspirée de l’imagerie vaudou ne dit-il pas "a kondisyon bopè koulèv ret kache jiskaske li fè zèl" (que compère serpent doit rester caché sous terre jusqu’à ce que lui poussent les ailes) ?

« Ceci dit, nous avons réussi, un 1er mai, à rassembler 10 000 personnes, ajoute-t’il, mais certains nous rejoignent parfois sur des luttes ponctuelles. » Quoiqu’il en soit, être de Batay ouvriyé, ça ne consiste pas à payer une cotisation et à avoir une carte, au cas où, mais à s’engager dans les combats contre la domination, la misère et l’exploitation, dans un des pays les plus pauvres au monde. « Notre manière de voir sort des luttes que nous menons. »



3° L’industrie de l’aiguille


« Pour nous le véritable ennemi n’est pas l’Etat, ni même la grande bourgeoisie aussi archaïque soit-elle mais bien le Capital. Ce n’est pas évident à faire comprendre comme idée, car pour un petit paysan, le Capital est une abstraction. » Cependant en Haïti, c’est bel et bien le Capital qui dynamite les droits des travailleurs avec l’agression impérialiste en toile de fond. Ainsi, Jacques Edouard Alexis, premier ministre du président Préval, a signé avec les Etats-Unis le HOPE Act (Hemispheric Opportunity trought Patnership Encouragement Act), accord de libre-échange bilatéral. Cette signature a conduit à la création de zones franches. L’Etat haïtien n’a pas le droit d'y pénétrer. Le secteur concerné est celui du textile qui ne demande pas de qualifications particulières et plus spécifiquement « l’industrie de l’aiguille » avec la confection de vêtements, mais aussi de tennis, d’articles de sport comme les balles ou les ballons, etc. Les marques telles que Gap et Nike désertent peu à peu les maquiladoras mexicaines pour venir s’installer en Haïti, dans les zones franches de Ouanaminthe, de Jacmel, du Cap Haïtien ou de Port-au-Prince.



4° Comme des bêtes


Dans ces conditions la lutte syndicale, pour indispensable qu’elle soit, est très difficile à mener. A titre d'exemple, dernièrement, Batay Ouvriyé a obtenu gain de cause devant les tribunaux et OME, une entreprise aux capitaux dominicains, a été condamnée à verser une amende, somme dérisoire certes au vu des dommages, mais c'était déjà une victoire. OME avait imposé à ses 600 employés, dont plus de 85% sont des femmes, un vaccin contre le tétanos. Il s'est avéré qu'il s'agissait en réalité de stéréliser les femmes. Les huit qui étaient enceintes ont perdu leur bébé, elles ne pourront plus avoir d'enfants, pas plus que les autres femmes qui se sont vu infliger cette injection. Ca me rappelle le témoignage de Véronica, une ancienne ouvrière de maquiladora mexicaine qui m'expliquait cet été comment elle devait une fois par mois prouver qu'elle avait bien ses règles sous peine de se faire aussitôt renvoyer... Dans le cas d' OME, le traitement est encore plus dégradant et inhumain. La grève qui s'en est suivie pour clamer justice a été très dure et 37 employés identifiés comme faisant partie de Batay Ouvriyé ont été licenciés sans ménagement. Ouanaminthe se trouvant sur la frontière, l'armée dominicaine a pénétré en territoire haïtien pour réprimer violemment les manifestants sans susciter la moindre protestation des autorités haïtiennes.

En solidarité, les employées d'OME en République Dominicaine ont elles aussi entamé pendant une semaine une grève. Une délégation est venue soutenir leurs collègues haïtiens, et elles ont manifesté devant le ministère des affaires sociales en République Dominicaine, pour exiger l'application de la peine et la réintégration des 37 employés licenciés.

Le juge qui avait eu le courage de condamner OME s’est aussitôt vu administrer un blâme du ministre de la justice avec interdiction formelle d’appliquer la sanction pour ne pas effaroucher les investisseurs… Ca donne une petite idée de la réalité de la séparation des pouvoirs en Haïti, exécutif et législatif, mais surtout ça montre bien à quel point le pouvoir en place sert les intérêts économiques des multinationales avant de songer à représenter ses propres citoyens.



5° Une misère tellement sexy


Un programme piloté depuis Washington, le CBI, Caribbean Bassin Initiative, préconise comme modèle de développement pour Haïti, qu’elle devienne une source de main d’oeuvre bon marché. C’est d’ailleurs cet aspect que les élites haïtiennes mettent en avant pour attirer les investisseurs étrangers. Ainsi dans le livre blanc de la bourgeoisie, ouvrage où la-dite bourgeoisie dresse un état des lieux et fait des propositions pour la société haïtienne, elle se félicite haut et fort de l’attractivité que constituent les bas revenus en Haïti. Le salaire minimum y est aujourd’hui de 70 gourdes par jour, soit entre 1,10 et 1,25 € en fonction des fluctuations de la monnaie nationale. A titre de comparaison, en France, le salaire minimum est de 8,70 €, non pas du jour mais de l’heure ! Qui plus est, d’après Didier Dominique, ce salaire minimum, qui ne permet évidemment pas de vivre dignement, est loin d’être toujours respecté, en particulier dans le domaine agricole...



6° Démolition systématique


Arriver à un résultat aussi réjouissant et attrayant pour les investisseurs étrangers n’a pas été chose facile. Il a fallu démolir, l’un après l’autre, les différents secteurs d’activité haïtiens. Une importante entreprise de précarisation a été entamée par Jean-Claude Duvalier, dictateur de 1971 à 1986, à la suite de son père François, lorsqu’il a décidé de faire tuer tous les cochons créoles du pays, à l'occasion d'une épidémie de fièvre porcine. Ca peut prêter à sourire mais comme l’explique Didier Dominique « pour un haïtien modeste, son cochon, c’était sa banque, on le tuait en cas de problème, pour payer des soins médicaux urgents par exemple. » Ce cochoncide, (admirez le néologisme) a été à l’origine d’une profonde désorganisation de la société haïtienne, plongeant d’innombrables familles pauvres dans une précarité accrue. Mais la déstructuration systématique du tissu social ne s’est pas arrêtée là, loin s’en faut. Didier Dominique égrène les exemples : l’une après l’autre, les centrales sucrières ont été rachetées par des intérêts états-uniens notamment, pour être aussitôt fermées. Aujourd’hui Haïti qui était avec la canne un des grands exportateurs de sucre, n’en produit plus du tout et importe 100% de celui qu’elle consomme ! Après le coup d’état de 91, un riz très peu cher importé des Etats-Unis a littéralement inondé le marché haïtien, suite à un accord signé avec la Rice Corporation de Miami. En deux ans, les subventions déguisées de l’oncle Sam à son agriculture et la technologie moderne appliquée à l’agro-industrie ont eu raison du riz local, moins compétitif en dépit des faibles salaires. Et que dire de ces poissons qui ne se sont pas vendus aux Etats-Unis, et qui arrivent avariés sur le marché haïtien à un prix défiant toute concurrence. Ils trouvent acheteurs malgré des conditions sanitaires déplorables. Ces pratiques ont fini par venir à bout du déjà fragile secteur de la pêche.



7° Une incapacité congénitale à se gouverner ?


Le résultat de ce travail de sape systématique est que le pays connaît aujourd’hui 70% de chômage et que ceux qui cherchent désespérément du boulot ne peuvent pas se permettre de refuser les salaires dérisoires qu’on leur propose, pour la plus grande satisfaction des multinationales comme Nike, Levi’s et consorts. Objectif atteint ! Le terrain a été bien préparé et la misère qui frappe le peuple haïtien n’est pas le fruit de la fatalité ou d’une incapacité congénitale qu’auraient les Haïtiens à se gouverner par eux-mêmes, comme certains ont tendance à le penser.

Une des personnes assistant à l’intervention, fera un parallèle avec ce qui se passe en Guadeloupe. Pendant des années, alors qu’il était interdit en France et aux Etats-Unis, les stocks de chlordécone, un pesticide extrêmement dangereux, ont été écoulés dans les Antilles Françaises, permettant à ceux qui le commercialisaient en toute connaissance de cause, de réaliser de juteux bénéfices. Aujourd’hui, les terres rendues impropres pour des siècles à l’agriculture, dévaluées, sont livrées à la rapacité des promoteurs immobiliers. Le système fait bien les choses...

En Haïti, la paupérisation accélérée de la paysannerie a, qui plus est, entraîné un très important exode rural. « Dans ma jeunesse, Port-au-Prince ne comptait que 900 000 habitants, nous confie Didier Dominique, aujourd’hui, il y en a deux millions cinq cent mille ! » La main d'oeuvre corvéable à merci est ainsi concentrée et à disposition pour les grands groupes qui souhaiteraient investir.



8° Une indépendance extraordinaire


Pour bien que nous comprenions la spirale qui a entraîné Haïti dans la situation qui est la sienne aujourd’hui, Didier Dominique remonte à la guerre d’indépendance, à l’époque où on l’appelait encore Saint Domingue, la perle des Antilles et où elle était la plus riche des colonies françaises. On sait déjà qu’Haïti a été la première république noire indépendante de l’histoire. Avant celle-ci, c’était un des pays où les conditions de la traite négrière étaient les plus dures : l’espérance de vie d’un esclave travaillant dans les champs de cannes, ne dépassait pas les 5 ans. L’antagonisme qui existait entre dominants et dominés était si fort qu’il a produit un phénomène inédit sur le continent américain : l’expulsion de tous les colons blancs. L’indépendance des autres colonies, qu’elles soient anglaises, portugaises ou espagnoles, s’est faite à chaque fois avec les criollos, les descendants d’européens nés sur le sol américain et jouissant jusqu’alors de moins de droits que ceux nés de l’autre côté de l’Atlantique. C’est même souvent à l’initiative de cette caste et sous sa direction que les diverses indépendances ont été arrachées. Il n’en a rien été en Haïti.



9° Saignée à blanc


Mais au lendemain de l’indépendance, le pays est en ruine : villes et plantations ont été brûlées, les ponts ont été détruits, etc. Cyniquement et sous la menace de recommencer la guerre, la France napoléonienne, vaincue militairement, impose à Haïti de payer 150 millions de francs-or pour la dédommager de la perte de ce qu’elle estime être son territoire et ses esclaves. Il faudra chaque année que les Haïtiens versent 60% de leur PNB, pendant quarante ans pour s’acquitter de cette somme. Ce sont bien sûr les travailleurs qui vont devoir payer la facture, sur eux que va porter tout le poids de cette dette. Leur exploitation se poursuit à travers une sorte de caporalisme agraire, dans des conditions pas si éloignées de l’esclavage. Le travailleur a tout au plus le sentiment de travailler désormais pour la nation et non plus pour le maître ou la métropole. Entre les ravages de la guerre et le coût de cette dette, le pays sort exsangue. Pendant ce temps là, Haïti joue un rôle important dans les luttes pour la liberté des pays voisins. De grands héros de l’indépendance comme José Martí pour Cuba ou Francisco de Miranda pour le Venezuela par exemple, viennent s’y réfugier, s’y inspirer, trouver un répit et reprendre des forces avant de repartir pour leurs pays respectifs.



10° Le défi des marrons


En interne, au lendemain de l’indépendance, deux projets s’affrontent. Les bandes marrons (du nom de ces esclaves qui se sont révoltés et échappés des plantations) prônent une production tournée vers l’autosuffisance, alors que les élites des villes préconisent, elles, un effort accru vers l’exportation, pour payer la dette. La répression à l’encontre des marrons sera implacable. Toussaint Louverture fait assassiner son propre neveu, le général Moïse qui les a rejoint ; Dessaline, lui, fait tuer Charles Belair, grande figure parmi les marrons et le président Boyer finit par mater les derniers rebelles à Grande Anse, emmenés par Gaumont , chef au projet pourtant fédératif. Ceci fait et la dette payée, alors seulement la France consent à reconnaître l’indépendance d’Haïti.



11° Coup de grâce des Etats-Unis


Les Etats-Unis imposent un embargo sur le petit pays dès 1824 auquel ils ne mettront fin qu’en 1864, sur la fin de la guerre de sécession ; mais leurs velléités de soumettre Haïti ne disparaissent pas pour autant. En 1915, les marines US l’envahissent. Ils vont l’occuper pendant 19 ans. C’est suffisant pour piller les richesses qui restaient dans le pays, en particulier les réserves d’or, indexer la gourde sur le dollar et casser les élites et l’armée qui deviennent dès lors des valets des intérêts yankees. La bourgeoisie à partir de là assume sans vergogne le discours raciste consistant à dire : « nous, Haïtiens, ne sommes pas capables de nous débrouiller tout seul ». En échange de cette légitimation de leur rôle interventionniste, les impérialistes étrangers leurs laissent quelques miettes de leurs profits. Cette situation n’a pas changé, hélas.



12° Vous avez dit : Aristide ?


L’instabilité politique est un réel problème. En 200 ans, Haïti a connu pas moins de 56 coups d’état ! Celui de 1991, contre le président Aristide a été particulièrement sanglant, faisant environ 4000 morts, dont beaucoup de syndicalistes et rappelant les sombres heures de la répression assassine contre l’Intersyndicale en 1969. Les militants les plus convaincus du parti d’Aristide, le parti Lavalas, ont disparu à cette époque et selon Didier Dominique, ce parti est aujourd’hui dirigé par des opportunistes. Quant à Aristide, ancien curé de la théologie de la libération, opposant de toujours à la dictature des Duvalier, Didier Dominique explique que les gens ont un dicton pour expliquer son changement de comportement à son retour d’exil aux Etats-Unis : « Il est parti Aristide, il est revenu Harry Stead (avec accent ’ricain, s’il vous plaît)». Autrement dit, ce dirigeant, un des rares à avoir donné un réel espoir de changement pour son peuple, est vite rentré dans le rang, à son retour des Etats-Unis.



13° Trahison des gauches sud-américaines


Concernant la MINUSTAH, les troupes de l’ONU qui sont venues remplacer l’armée haïtienne à sa dissolution en 1994, le syndicaliste engagé n’hésite pas à parler de forces d’occupation et pourfend les leaders des gauches sud-américaines qui participent à cette entreprise en ayant déployé des troupes sur place, de Kishner (Argentine), à Morales (Bolivie) en passant par Lula (Brésil), Correa (Equateur) ou Tabaré Vazquez (Uruguay). Il dénonce notamment le fait que les militaires, les Uruguayens en particulier, n’hésitent pas à intervenir dans les conflits sociaux et à les réprimer violemment, comme ça s’est produit lors d’une importante grève. "Ils disent qu'ils viennent maintenir la paix en Haïti, nous disons la paix des cimetières." Même si Chávez n’a pas envoyé d’hommes au sein de la MINUSTAH, Didier Dominique fustige la création de Banco Sur (pourtant censée rendre les pays du Sud indépendants du FMI) (NDLA), ses liaisons dangereuses avec les Chinois et les Russes. Pour toute cette gauche, de la plus radicale à la plus molle, il n’hésite pas à parler de recomposition du Capital sous un nouveau jour. Il assène comme un coup de grâce l'information suivante : la plus importante indudstrie textile en Haïti appartient au vice-président du Brésil, membre du gouvernement de Lula.



14° Une nouvelle internationale ?


Dernièrement, Batay Ouvriyé a pris contact avec de nombreux mouvements en Amérique Latine et dans les Caraïbes et, à écouter la calme détermination de Didier Dominique et l’intérêt des militants guadeloupéens présents, on se demande si on n’est pas en train de vivre les prémices d’une internationale américaine à la gauche de la gauche… de la gauche. Ou pour dire simple peut-être enfin une authentique gauche, née de la base et de la lutte.


Site internet de Batay Ouvriyé : http://www.batayouvriye.org