NOUVELLES DU FRONT
GUADELOUPE, 21 JANVIER 2009
I SIPHONNE PAR UN SALIGAUD
Ce matin, en montant dans ma vielle Fiat Punto que j’avais garé dans la rue, j’ai eu une mauvaise surprise : l’aiguille de la jauge d’essence indiquait que j’étais sur la réserve ! J’avais pourtant pris mes précautions car depuis lundi toutes les stations de l’île sont en grève. Hier soir, il me restait plus des trois quarts du réservoir : un petit saligaud à profité du fait que mon bouchon d’essence ne ferme pas à clé pour me siphonner mon réservoir dans la nuit… Je suis quand même parti sur Pointe-à-Pitre, de fort méchante humeur, et en me demandant si j’aurais assez d’essence pour y arriver puis rentrer ! Les seules stations ouvertes sont celles réquisitionnées par le préfet afin d’approvisionner exclusivement les véhicules prioritaires, tels que les ambulances. Il ne me reste plus qu’à peindre une croix rouge sur ma bagnole !
II IMPRESSIONS DE CHAMPS DE BATAILLE
Je quitte la nationale et un panneau m’indique que je pénètre à Pointe-à-Pitre, Lapwent en créole est écrit dessous en plus petit. Je laisse à ma gauche le CHU. Devant l’entrée, il y a des pancartes et des blouses blanches font le piquet de grève. Seules les urgences semblent fonctionner. Je suis le long boulevard Chanzy, comme d’habitude les feux clignotent à l’orange. Je slalome entre les grosses poubelles qui ont été renversées la veille comme des barricades sur la route, certaines ont été brûlées, les ordures jonchent le sol et donnent une petite impression de champs de bataille à la ville qui se marie bien avec la carrosserie cabossée de ma Punto. Je la gare en espérant que des manifestants ayant abusé du bon rhum de Guadeloupe ne commetront pas l’erreur de la confondre avec une poubelle. Je n’aimerais pas la retrouver non seulement sans essence mais en plus renversée au milieu de la route !
III GREVISTES DES VILLES ET GREVISTES DES PLAGES
Sitôt ma portière ouverte, me parviennent les échos du porte-voix que le bruit du moteur couvrait. Une cinquantaine de mètres me séparent de la Mutualité, lieu de rassemblement des manifestants qui ont choisi de ne pas faire grève à la plage. Ne voyez aucune malice dans ma remarque, je sais bien combien est révoltant le fait que les petits poissons se fassent toujours bouffer par les gros ! Mais revenons aux manifestants classiques et ringards, ceux qui battent le pavé et préfèrent aux plages de sable blanc et à la mer turquoise, un quartier aussi laid que celui de l’assainissement pour se retrouver. Beaucoup de monde est rassemblé et écoute avec une oreille plus ou moins attentive les diatribes en créole des syndicalistes-orateurs. Ils parlent des opérations conduites la veille, début de la grève générale ; grève qui préfigure celle de métropole, prévue neuf jours plus tard.
Ils passent en revue les revendications qui tournent toutes plus ou moins autour de la question du pouvoir d’achat : baisse immédiate de 50 centimes du prix de l’essence, baisse du prix des produits de première nécessité, des transports en commun, augmentation de 200 euros pour le SMIC, etc. Il faut reconnaître qu’au-delà des prix qui s’envolent, aussi bien ici qu’en métropole, le coût de la vie en Guadeloupe est bien plus élevé. Les syndicalistes se plaignent de taxes abusives pour financer l’état ou les collectivités locales, comme l’octroi de mer par exemple ; ensuite, il faut parler des distributeurs qui réalisent des marges énormes ; ils dénoncent aussi bien sûr, la SARA, dont le principal [manifestants devant l'aéroport (photo FG)]
actionnaire est Total, en situation de monopole pour l’approvisionnement en pétrole de la Guadeloupe et qui réalise des bénéfices faramineux sans répercuter à la pompe le prix du baril de brut, passé dernièrement de 150 à 40 dollars ! Pire la SARA aurait touché trois millions d’euros de financement par les collectivités locales… Un comble !
Les fonctionnaires en Guadeloupe touchent mensuellement une prime à la vie chère correspondant à 40% de leur salaire et malgré les promesses du candidat Sarkozy, ils voient leur pouvoir d’achat fondre comme sorbet coco au soleil. Dans ces conditions, on peut s’imaginer la situation des autres catégories de la population, ceux du secteur privé et les quelques 40% de chômeurs que compte la population, une proportion 4 fois plus élevée qu’en métropole… Le Guadeloupéen est un grand enfant, il n’arrive pas à intégrer qu’il n’y a plus d’argent, et que les milliards et les milliards que l’état du jour au lendemain est capable de trouver pour les banques par un brillant tour de passe-passe, ne veulent rien dire. Après avoir incité chaque français à créer sa propre entreprise, avec l’appui de l’état-UMP, quelque chose me dit qu’on va bientôt suggérer à chaque citoyen de créer sa propre banque, ça vaut le coup, il y a à la clé des milliards d’euros d’aide ! Après tout, c’est peut-être ça la solution plutôt que de se prendre de méchants coups de soleil pour manifester dans les rues sans avoir emmener sa crème de protection solaire indice 50 (une erreur que les grévistes de plage, bien mieux organisés, n’auraient sûrement pas commise, eux).
Un cortège de manifestants de l’éducation nationale arrive du rectorat où j’aurais du les rejoindre si je m’étais levé plus tôt. Ils demandent à ceux qui le souhaitent de les accompagner pour exiger la fermeture du lycée Massabielle. Je leur emboîte tout naturellement le pas, et on chemine parmi les petites rues typiques de Pointe-à-Pitre, ses maisons en bois d’une autre époque, le va-et vient quotidien des Pointois qui sourient en nous voyant passer et souvent, nous encouragent. Massabielle est un lycée catholique adossé à l’église du même nom, vous voyez ? Mais si, celle qui domine Pointe-à-Pitre et dont le clocher n’est qu’une charpente nue, pour offrir moins de prise aux cyclones. Au cri de « Public, privé ! même combat ! », on obtient qu’une petite délégation soit reçue par la direction qui se plie à la voix de la sagesse et décide de fermer l’établissement. Elle demande juste un délai pour prévenir les parents afin qu’ils viennent rechercher les mineurs. Pendant cette attente, deux types m’interpellent poliment : « excusez-nous, vous êtes parent d’élève ? – Non, réponds-je laconique – Enseignant ? – Oui – De quel collège pardon ? » J’ai envie de leur demander si j’ai une tête de flic ; il est vrai que je dois être le seul blanc au milieu des deux cents personnes attendant sagement dans la rue, mais ce n’est pas une raison… Après tout les flics noirs ne manquent pas en Guadeloupe ! Ma réponse semble les satisfaire et ils me laissent tranquille alors que quelques grosses gouttes s’abattent sur nous. C’est rafraîchissant car le soleil a jusqu'alors cogné dur. On se protège quand même comme on peut, par habitude, mais ça ne durera pas. Après ça, on retourne boulevard Chanzy pour fermer le Super U. En chemin, on constate que quasiment tous les rideaux de fer de la rue Frébault, la grande rue commerçante, sont baissés. La grande question est de savoir s’ils se remontent ou pas, sitôt après notre passage, dès que les chants et les slogans sont scandés un peu plus loin ?
J’apprends par une collègue que des camarades du syndicat indépendantiste UGTG à l’initiative de la grève, ainsi que ceux du syndicat trotskiste CTU se sont rendus dans la très grande zone industrielle de Jarry pour fermer les magasins et entreprises encore ouverts. Nadège, qui travaille là-bas comme secrétaire est outrée. Elle me raconte au téléphone comment on leur a intimé l’ordre de fermer boutique et s’indigne en arguant du fait que si on a le droit de faire grève, on devrait aussi avoir celui de travailler si on le souhaite. Du coup, la voilà solidaire du mouvement malgré elle. Les ouvriers de la boîte de leur côté n’avaient pas attendu et faisait grève devant l’entrée de l’entreprise, avec banderole déployée, au grand dam du patron. Ca se passe comme ça dans beaucoup de boîtes. Il n’est plus resté aux autres employés qu’à sortir à leur tour. Petit à petit, la grève est donc en train de paralyser toute la Guadeloupe. C’était prévisible. Tout d’abord, cinquante et une organisations, syndicats, associations, jusqu’aux Verts de Guadeloupe, ont rejoint l’UGTG, donnant à ce mouvement une base sociale très solide. D’autre part, les causes du soulèvement sont justes et touchent tout le monde. Même l’UMP Guadeloupe a déclaré qu’il voyait ce mouvement comme quelque chose de positif ! C’est dire s’il fait l’unanimité. Je n’ai toutefois pas vu beaucoup de pancarte UMP dans les manifs, vous vous en seriez doutés !
De retour à la Mutualité à midi et après quelques discours, on nous donne rendez-vous pour quinze heures. Vu le peu d’essence qu’il me reste, je choisis de rester dans les parages. Je mange un sandwich puis vais prendre un café sur la belle place de la victoire, donnant sur la darse, à l’ombre d’arbres majestueux. Je me délecte avec la lecture d’un roman noir de Paco Ignacio Taibo II, qui me replonge dans l’atmosphère si particulière de Mexico. En repartant vers la Mutualité, je me dis que la suite des événements devrait être plus calme que ce matin. L’avenir allait me prouver que j’avais tort.
Les dirigeants syndicaux ne tournent pas autour du pot, on va occuper l’aéroport Caraïbe. On décolle, c’est le cas de le dire, dans 10 minutes. Nous allons marcher en silence, sans rien dire. Ils demandent à tous de bien vouloir éteindre son portable. Il nous faudra quand même plus d'une heure trente pour rejoindre l'aéroport, sur la commune de Baie-Mahault. Nous marchons à un pas cadencé, rapide qui évoque les « déboulés » du très populaire groupe de carnaval Akiyo, à la philosophie militante et qui parcoure de grandes distances en marchant à un rythme effréné. En revanche le silence qui nous entoure donne un caractère [au lendemain des émeutes (photo FG)] grave et presque inquiétant à notre groupe qui doit réunir au bas mot entre 600 et 800 personnes. On traverse des quartiers populaires et passons notamment à côté d’une voiture très endommagée, sur le toit. La veille des affrontements ont opposé, dans ces quartiers , des groupes de jeunes très déterminés avec la police jusqu’à 4 heures du matin. Mon ami Vincent m’a raconté avoir été témoin hier d’une scène étonnante : une voiture de police s’enfuyant sur la route à contresens après s’être fait caillasser par un groupe de jeunes survoltés.
Alors que l’aéroport n’est plus très loin, comme lors des opérations d’occupation d’immeubles du DAL (Droit Au Logement), auxquelles j’ai participé en métropole, on oublie la cible du départ et on bifurque précipitamment vers un point où les autorités ne nous attendent pas; dans le cas présent, le centre commercial Milenis. J’imagine la tête des vigiles observant sur leur écran de contrôle cette marée humaine envahissant la galerie marchande en silence mais avec beaucoup de détermination. Ils n’ont pas le temps de baisser le rideau fer que nous sommes déjà massés devant l’entrée de l'impressionnant magasin Carrefour. Deux vigiles sont là mais ne peuvent pas faire grand-chose, des employés et des cadres nous dévisagent à une certaine distance. Ils tentent de baisser le rideau de fer. Je me précipite avec d’autres et nous le détenons à bout de bras. Je songe à ces opérations commandos menées en Grèce, avec ces anarchistes armés qui débarquent dans des supermarchés comme celui-là et emportent tout ce qu’ils peuvent. Ils vont ensuite redistribuer leur butin dans les quartiers pauvres de leur ville, en signe de protestation contre la baisse du pouvoir d’achat, justement. Il suffirait de presque rien pour que les centaines de personnes réunies ici ne se précipitent dans les rayons et que la situation devienne incontrôlable. Avec une grande efficacité, les militants de l’UGTG forment alors un cordon en se donnant la main pour contenir leurs troupes. L’autorité des leaders ne semblent pas contestée et tous obtempèrent quand, après avoir dit aux cadres présents qu’il s’agissait d’un avertissement, ils ordonnent le repli, en bon ordre, toujours en silence. Comme les autres, je lâche à regret le rideau de fer le regarde se baisser inexorablement.
Nous nous dirigeons bien cette fois vers l’aéroport. Mais alors que les manblos ( c’est comme ça qu’on désigne les policiers anti-émeutes ici), nous attendent sur le rond-point donnant accès aux aérogares, nous passons par l’arrière en suivant le grillage qui protège les pistes sur quelques centaines de mètres. L’hélicoptère
de la gendarmerie, comme un bourdon affolé, fait des cercles autour de nous, de plus en plus bas. Nous ne tardons pas à rejoindre les aérogares et les deux policiers qui tentent de s’interposer à la porte du hall des départs sont gentiment mais fermement écartés. Nous pénétrons tous dans le hall. Quelques petits poteaux qui servent à délimiter les couloirs d’accès pour l’enregistrement sont renversés par des manifestants aussitôt rappelés à l’ordre par ceux qui encadrent. Nous prenons position notamment aux postes
[policiers sur le parcours de la manif (photo FG)] d’enregistrement sous le regard tantôt amusé, tantôt effaré des filles des compagnies aériennes, interrompues dans leur travail d’enregistrement des bagages, et des touristes sur le retour après des vacances peut-être écourtées par une grève qui n’épargne pas les hôtels, loin s’en faut.
Sur la droite du hall, une vingtaine de gendarmes appartenant à une unité anti-émeute s’aligne rapidement, certains la matraque à la main. Casque, vêtements noirs, impressionnant bouclier, gilets pare-balle, protèges tibias, le masque-à-gaz pendant sur leur poitrine, complètent la panoplie. Parmi eux, on ne compte que des blancs. De notre côté, nous ne sommes que deux blancs sur des centaines de noirs et de métis. Ces proportions posent question... Je me place aussitôt dans la ligne de ceux qui font face aux policiers. Il n’y a pas d’agressivité de notre part, mais chacun prend position, fermement. Un homme, la quarantaine au visage barré d’une grosse moustache, à côté de moi, me dit philosophe : « Ils font leur boulot, nous aussi. » Ce face-à-face va s’éterniser un bon moment et on sent qu’une certaine tension monte jusqu’à ce qu’un des leaders de l’UGTG batte le rappel des troupes. Encadré par deux de ses lieutenants, grands et baraqués, le petit homme à casquette dont la voix ne tremble pas, déclare en créole, que le sous-préfet vient d’accepter d’entamer des négociations avec une délégation de manifestants, à la Chambre du Commerce et de l’Industrie, autrement dit avec des représentants du patronat. C’est une première victoire et nous la saluons comme il se doit, par des ovations, suivies par des chants de joie. Les policiers, restés à une certaine distance, se détendent eux-aussi, adoptent une position moins rigide.
On attend encore une bonne vingtaine de minutes le temps d’avoir confirmation de l’entretien. Le dirigeant de l’UGTG en profite pour rappeler à quel point il est important d’être discipliné. Il réexplique l’importance symbolique du silence et engueule ceux parmi nous qui en dépit des interdictions ont utilisé leur portable. Parfois, les préoccupations des dirigeants syndicalistes et des enseignants au quotidien se retrouvent ! Mais dans le cas présent, il s’agit de mesure de sécurité, pour que la destination finale de la marche ne s’ébruite pas. Il rappelle que les nègres marrons, ces esclaves échappés des plantations qui recréaient des communautés traquées, devaient parfois rester des semaine dans les bois sans parler. Il s’adresse ensuite aux touristes en français, leur expliquant que le petit désagrément du retard de leur avion est peu de choses au vu de la souffrance du peuple guadeloupéen subissant le colonialisme et rappelle que tous les maux de la Guadeloupe viennent de Paris. Incorrigible UGTG ! Puis dans un discours moins caricatural, plus conforme à l’état d’esprit de l'état de la majorité des cinquante et une autres organisations signataires de l’appel à la grève, il rappelle qu’au-delà des différences, la solidarité entre travailleurs unit Français et Guadeloupéens, avant de leur souhaiter un bon voyage.
Arrivés au rond-point à la sortie de l’aéroport, situation absurde, d’autres policiers anti-émeutes, beaucoup plus nombreux qu’on ne l’aurait imaginé, refusent de nous laisser passer. Sans doute les autres ne les ont-ils pas prévenus du rendez-vous avec le sous-préfet. La tension monte rapidement, avant qu'ils finissent par battre en retraite et par nous laisser passer. On repart à la nuit tombante mais cette fois les chants s’élèvent et nous portent, donnent la cadence à nos pieds meurtris, pour regagner Pointe-à-Pitre. En chemin, dans la nuit, on croise deux blindés anti-émeutes, comme un message pour nous faire comprendre que si on veut la guerre, on va l'avoir...
Même si je ne partage pas nombre des positions idéologiques de l’UGTG, je dois reconnaître qu'ils ont fait preuve, dans la direction de cette opération, où participaient des gens venant de différentes horizons politiques et syndicaux, d'un grand sens de l’organisation et de beaucoup de sang-froid. J'ai été impressionné par la façon dont ils arrivent à canaliser une foule aussi importante. Je me dis que ce n’est pas pour rien s’ils ont obtenu plus de 50% aux dernières élections prud’hommales, il y a deux mois environ.
Fatigué, je ne vais pas avec les autres devant la Chambre du Commerce et de l’Industrie après le retour à la Mutualité et rentre chez moi rédiger cet article. Demain, c’est reparti, la grève générale, comme on pouvait s’y attendre, est reconduite.
Trikess (FG)
(à suivre)
IV REVENDICATIONS
Ils passent en revue les revendications qui tournent toutes plus ou moins autour de la question du pouvoir d’achat : baisse immédiate de 50 centimes du prix de l’essence, baisse du prix des produits de première nécessité, des transports en commun, augmentation de 200 euros pour le SMIC, etc. Il faut reconnaître qu’au-delà des prix qui s’envolent, aussi bien ici qu’en métropole, le coût de la vie en Guadeloupe est bien plus élevé. Les syndicalistes se plaignent de taxes abusives pour financer l’état ou les collectivités locales, comme l’octroi de mer par exemple ; ensuite, il faut parler des distributeurs qui réalisent des marges énormes ; ils dénoncent aussi bien sûr, la SARA, dont le principal [manifestants devant l'aéroport (photo FG)]
actionnaire est Total, en situation de monopole pour l’approvisionnement en pétrole de la Guadeloupe et qui réalise des bénéfices faramineux sans répercuter à la pompe le prix du baril de brut, passé dernièrement de 150 à 40 dollars ! Pire la SARA aurait touché trois millions d’euros de financement par les collectivités locales… Un comble !
V UNE SITUATION INTOLERABLE
Les fonctionnaires en Guadeloupe touchent mensuellement une prime à la vie chère correspondant à 40% de leur salaire et malgré les promesses du candidat Sarkozy, ils voient leur pouvoir d’achat fondre comme sorbet coco au soleil. Dans ces conditions, on peut s’imaginer la situation des autres catégories de la population, ceux du secteur privé et les quelques 40% de chômeurs que compte la population, une proportion 4 fois plus élevée qu’en métropole… Le Guadeloupéen est un grand enfant, il n’arrive pas à intégrer qu’il n’y a plus d’argent, et que les milliards et les milliards que l’état du jour au lendemain est capable de trouver pour les banques par un brillant tour de passe-passe, ne veulent rien dire. Après avoir incité chaque français à créer sa propre entreprise, avec l’appui de l’état-UMP, quelque chose me dit qu’on va bientôt suggérer à chaque citoyen de créer sa propre banque, ça vaut le coup, il y a à la clé des milliards d’euros d’aide ! Après tout, c’est peut-être ça la solution plutôt que de se prendre de méchants coups de soleil pour manifester dans les rues sans avoir emmener sa crème de protection solaire indice 50 (une erreur que les grévistes de plage, bien mieux organisés, n’auraient sûrement pas commise, eux).
VI LYCEE FERME
Un cortège de manifestants de l’éducation nationale arrive du rectorat où j’aurais du les rejoindre si je m’étais levé plus tôt. Ils demandent à ceux qui le souhaitent de les accompagner pour exiger la fermeture du lycée Massabielle. Je leur emboîte tout naturellement le pas, et on chemine parmi les petites rues typiques de Pointe-à-Pitre, ses maisons en bois d’une autre époque, le va-et vient quotidien des Pointois qui sourient en nous voyant passer et souvent, nous encouragent. Massabielle est un lycée catholique adossé à l’église du même nom, vous voyez ? Mais si, celle qui domine Pointe-à-Pitre et dont le clocher n’est qu’une charpente nue, pour offrir moins de prise aux cyclones. Au cri de « Public, privé ! même combat ! », on obtient qu’une petite délégation soit reçue par la direction qui se plie à la voix de la sagesse et décide de fermer l’établissement. Elle demande juste un délai pour prévenir les parents afin qu’ils viennent rechercher les mineurs. Pendant cette attente, deux types m’interpellent poliment : « excusez-nous, vous êtes parent d’élève ? – Non, réponds-je laconique – Enseignant ? – Oui – De quel collège pardon ? » J’ai envie de leur demander si j’ai une tête de flic ; il est vrai que je dois être le seul blanc au milieu des deux cents personnes attendant sagement dans la rue, mais ce n’est pas une raison… Après tout les flics noirs ne manquent pas en Guadeloupe ! Ma réponse semble les satisfaire et ils me laissent tranquille alors que quelques grosses gouttes s’abattent sur nous. C’est rafraîchissant car le soleil a jusqu'alors cogné dur. On se protège quand même comme on peut, par habitude, mais ça ne durera pas. Après ça, on retourne boulevard Chanzy pour fermer le Super U. En chemin, on constate que quasiment tous les rideaux de fer de la rue Frébault, la grande rue commerçante, sont baissés. La grande question est de savoir s’ils se remontent ou pas, sitôt après notre passage, dès que les chants et les slogans sont scandés un peu plus loin ?
VII AMPLITUDE
J’apprends par une collègue que des camarades du syndicat indépendantiste UGTG à l’initiative de la grève, ainsi que ceux du syndicat trotskiste CTU se sont rendus dans la très grande zone industrielle de Jarry pour fermer les magasins et entreprises encore ouverts. Nadège, qui travaille là-bas comme secrétaire est outrée. Elle me raconte au téléphone comment on leur a intimé l’ordre de fermer boutique et s’indigne en arguant du fait que si on a le droit de faire grève, on devrait aussi avoir celui de travailler si on le souhaite. Du coup, la voilà solidaire du mouvement malgré elle. Les ouvriers de la boîte de leur côté n’avaient pas attendu et faisait grève devant l’entrée de l’entreprise, avec banderole déployée, au grand dam du patron. Ca se passe comme ça dans beaucoup de boîtes. Il n’est plus resté aux autres employés qu’à sortir à leur tour. Petit à petit, la grève est donc en train de paralyser toute la Guadeloupe. C’était prévisible. Tout d’abord, cinquante et une organisations, syndicats, associations, jusqu’aux Verts de Guadeloupe, ont rejoint l’UGTG, donnant à ce mouvement une base sociale très solide. D’autre part, les causes du soulèvement sont justes et touchent tout le monde. Même l’UMP Guadeloupe a déclaré qu’il voyait ce mouvement comme quelque chose de positif ! C’est dire s’il fait l’unanimité. Je n’ai toutefois pas vu beaucoup de pancarte UMP dans les manifs, vous vous en seriez doutés !
VIII APPARTE
De retour à la Mutualité à midi et après quelques discours, on nous donne rendez-vous pour quinze heures. Vu le peu d’essence qu’il me reste, je choisis de rester dans les parages. Je mange un sandwich puis vais prendre un café sur la belle place de la victoire, donnant sur la darse, à l’ombre d’arbres majestueux. Je me délecte avec la lecture d’un roman noir de Paco Ignacio Taibo II, qui me replonge dans l’atmosphère si particulière de Mexico. En repartant vers la Mutualité, je me dis que la suite des événements devrait être plus calme que ce matin. L’avenir allait me prouver que j’avais tort.
IX STYLE AKIYO
Les dirigeants syndicaux ne tournent pas autour du pot, on va occuper l’aéroport Caraïbe. On décolle, c’est le cas de le dire, dans 10 minutes. Nous allons marcher en silence, sans rien dire. Ils demandent à tous de bien vouloir éteindre son portable. Il nous faudra quand même plus d'une heure trente pour rejoindre l'aéroport, sur la commune de Baie-Mahault. Nous marchons à un pas cadencé, rapide qui évoque les « déboulés » du très populaire groupe de carnaval Akiyo, à la philosophie militante et qui parcoure de grandes distances en marchant à un rythme effréné. En revanche le silence qui nous entoure donne un caractère [au lendemain des émeutes (photo FG)] grave et presque inquiétant à notre groupe qui doit réunir au bas mot entre 600 et 800 personnes. On traverse des quartiers populaires et passons notamment à côté d’une voiture très endommagée, sur le toit. La veille des affrontements ont opposé, dans ces quartiers , des groupes de jeunes très déterminés avec la police jusqu’à 4 heures du matin. Mon ami Vincent m’a raconté avoir été témoin hier d’une scène étonnante : une voiture de police s’enfuyant sur la route à contresens après s’être fait caillasser par un groupe de jeunes survoltés.
X TENTATIONS ANARCHISTES
Alors que l’aéroport n’est plus très loin, comme lors des opérations d’occupation d’immeubles du DAL (Droit Au Logement), auxquelles j’ai participé en métropole, on oublie la cible du départ et on bifurque précipitamment vers un point où les autorités ne nous attendent pas; dans le cas présent, le centre commercial Milenis. J’imagine la tête des vigiles observant sur leur écran de contrôle cette marée humaine envahissant la galerie marchande en silence mais avec beaucoup de détermination. Ils n’ont pas le temps de baisser le rideau fer que nous sommes déjà massés devant l’entrée de l'impressionnant magasin Carrefour. Deux vigiles sont là mais ne peuvent pas faire grand-chose, des employés et des cadres nous dévisagent à une certaine distance. Ils tentent de baisser le rideau de fer. Je me précipite avec d’autres et nous le détenons à bout de bras. Je songe à ces opérations commandos menées en Grèce, avec ces anarchistes armés qui débarquent dans des supermarchés comme celui-là et emportent tout ce qu’ils peuvent. Ils vont ensuite redistribuer leur butin dans les quartiers pauvres de leur ville, en signe de protestation contre la baisse du pouvoir d’achat, justement. Il suffirait de presque rien pour que les centaines de personnes réunies ici ne se précipitent dans les rayons et que la situation devienne incontrôlable. Avec une grande efficacité, les militants de l’UGTG forment alors un cordon en se donnant la main pour contenir leurs troupes. L’autorité des leaders ne semblent pas contestée et tous obtempèrent quand, après avoir dit aux cadres présents qu’il s’agissait d’un avertissement, ils ordonnent le repli, en bon ordre, toujours en silence. Comme les autres, je lâche à regret le rideau de fer le regarde se baisser inexorablement.
XI PRISE DE L’AEROPORT
Nous nous dirigeons bien cette fois vers l’aéroport. Mais alors que les manblos ( c’est comme ça qu’on désigne les policiers anti-émeutes ici), nous attendent sur le rond-point donnant accès aux aérogares, nous passons par l’arrière en suivant le grillage qui protège les pistes sur quelques centaines de mètres. L’hélicoptère
de la gendarmerie, comme un bourdon affolé, fait des cercles autour de nous, de plus en plus bas. Nous ne tardons pas à rejoindre les aérogares et les deux policiers qui tentent de s’interposer à la porte du hall des départs sont gentiment mais fermement écartés. Nous pénétrons tous dans le hall. Quelques petits poteaux qui servent à délimiter les couloirs d’accès pour l’enregistrement sont renversés par des manifestants aussitôt rappelés à l’ordre par ceux qui encadrent. Nous prenons position notamment aux postes
[policiers sur le parcours de la manif (photo FG)] d’enregistrement sous le regard tantôt amusé, tantôt effaré des filles des compagnies aériennes, interrompues dans leur travail d’enregistrement des bagages, et des touristes sur le retour après des vacances peut-être écourtées par une grève qui n’épargne pas les hôtels, loin s’en faut.
XII PREMIERE VICTOIRE
Sur la droite du hall, une vingtaine de gendarmes appartenant à une unité anti-émeute s’aligne rapidement, certains la matraque à la main. Casque, vêtements noirs, impressionnant bouclier, gilets pare-balle, protèges tibias, le masque-à-gaz pendant sur leur poitrine, complètent la panoplie. Parmi eux, on ne compte que des blancs. De notre côté, nous ne sommes que deux blancs sur des centaines de noirs et de métis. Ces proportions posent question... Je me place aussitôt dans la ligne de ceux qui font face aux policiers. Il n’y a pas d’agressivité de notre part, mais chacun prend position, fermement. Un homme, la quarantaine au visage barré d’une grosse moustache, à côté de moi, me dit philosophe : « Ils font leur boulot, nous aussi. » Ce face-à-face va s’éterniser un bon moment et on sent qu’une certaine tension monte jusqu’à ce qu’un des leaders de l’UGTG batte le rappel des troupes. Encadré par deux de ses lieutenants, grands et baraqués, le petit homme à casquette dont la voix ne tremble pas, déclare en créole, que le sous-préfet vient d’accepter d’entamer des négociations avec une délégation de manifestants, à la Chambre du Commerce et de l’Industrie, autrement dit avec des représentants du patronat. C’est une première victoire et nous la saluons comme il se doit, par des ovations, suivies par des chants de joie. Les policiers, restés à une certaine distance, se détendent eux-aussi, adoptent une position moins rigide.
XIII L’EXEMPLE DES NEGRES MARRONS
On attend encore une bonne vingtaine de minutes le temps d’avoir confirmation de l’entretien. Le dirigeant de l’UGTG en profite pour rappeler à quel point il est important d’être discipliné. Il réexplique l’importance symbolique du silence et engueule ceux parmi nous qui en dépit des interdictions ont utilisé leur portable. Parfois, les préoccupations des dirigeants syndicalistes et des enseignants au quotidien se retrouvent ! Mais dans le cas présent, il s’agit de mesure de sécurité, pour que la destination finale de la marche ne s’ébruite pas. Il rappelle que les nègres marrons, ces esclaves échappés des plantations qui recréaient des communautés traquées, devaient parfois rester des semaine dans les bois sans parler. Il s’adresse ensuite aux touristes en français, leur expliquant que le petit désagrément du retard de leur avion est peu de choses au vu de la souffrance du peuple guadeloupéen subissant le colonialisme et rappelle que tous les maux de la Guadeloupe viennent de Paris. Incorrigible UGTG ! Puis dans un discours moins caricatural, plus conforme à l’état d’esprit de l'état de la majorité des cinquante et une autres organisations signataires de l’appel à la grève, il rappelle qu’au-delà des différences, la solidarité entre travailleurs unit Français et Guadeloupéens, avant de leur souhaiter un bon voyage.
XIV UGTG PARADOXAL
Arrivés au rond-point à la sortie de l’aéroport, situation absurde, d’autres policiers anti-émeutes, beaucoup plus nombreux qu’on ne l’aurait imaginé, refusent de nous laisser passer. Sans doute les autres ne les ont-ils pas prévenus du rendez-vous avec le sous-préfet. La tension monte rapidement, avant qu'ils finissent par battre en retraite et par nous laisser passer. On repart à la nuit tombante mais cette fois les chants s’élèvent et nous portent, donnent la cadence à nos pieds meurtris, pour regagner Pointe-à-Pitre. En chemin, dans la nuit, on croise deux blindés anti-émeutes, comme un message pour nous faire comprendre que si on veut la guerre, on va l'avoir...
Même si je ne partage pas nombre des positions idéologiques de l’UGTG, je dois reconnaître qu'ils ont fait preuve, dans la direction de cette opération, où participaient des gens venant de différentes horizons politiques et syndicaux, d'un grand sens de l’organisation et de beaucoup de sang-froid. J'ai été impressionné par la façon dont ils arrivent à canaliser une foule aussi importante. Je me dis que ce n’est pas pour rien s’ils ont obtenu plus de 50% aux dernières élections prud’hommales, il y a deux mois environ.
Fatigué, je ne vais pas avec les autres devant la Chambre du Commerce et de l’Industrie après le retour à la Mutualité et rentre chez moi rédiger cet article. Demain, c’est reparti, la grève générale, comme on pouvait s’y attendre, est reconduite.
Trikess (FG)
(à suivre)