ENTREVUE D'ALEX LOLLIA
1ère PARTIE : LES RACINES DU MOUVEMENT SOCIAL EN GUADELOUPE
Chien Créole a rencontré Alex Lollia [lire notre portrait dans le billet suivant, ci-dessus], un des secrétaires généraux du syndicat CTU (Centrale des Travailleurs Unis), sur sa terrasse, après une semaine de grève générale où son syndicat s’est particulièrement illustré sur le terrain. Avec le roulis des vagues comme bruit de fond et malgré les coupures d’électricité des syndicalistes d’EDF, il livre ici pour Chien Créole, une analyse de la situation en Guadeloupe.
Chien Créole : Le 29 janvier, la métropole entame à son tour une grève générale qui promet d’être très suivie. Est-ce que les causes de la révolte sont les mêmes de part et d’autre de l’Atlantique ?
Alex Lollia : Bien sûr, les fondements sont les mêmes : nous partageons le même ras-le-bol de la politique sarkoziste avec l’Etat mis au service du patronat. La baisse du pouvoir d’achat est une réalité pour tous avec pour conséquence, l’approfondissement de la misère. Ceci dit, il y a aussi des raisons spécifiques à la Guadeloupe, qui expliquent le marasme dans lequel on se trouve ici.
Chien Créole : comme ?
Alex Lollia : Ce mouvement vient de très loin. Il a longuement mûri avec les dégradations des conditions matérielles qui touchent les couches populaires de la Guadeloupe. Au cours de la dernière décennie, tout s’est accéléré. Il y a eu une hausse significative des prix en 2000 avec le passage à l’euro et depuis cette période, les licenciements ne se sont jamais arrêtés, en particulier dans les secteurs du tourisme et du bâtiment. La frustration est très forte : on compte chaque fois plus de salariés au chômage, d’emplois précaires, les temps partiels se multiplient avec des salaires de misère. Fait inédit, les jeunes diplômés ne trouvent plus d’emploi et même les fonctionnaires, qui, avec les 40% de prime à la vie chère, avaient toujours été considérés ici comme des privilégiés, voient leur pouvoir d’achat s’effondrer et commencent à craindre pour l’avenir de leurs enfants. Dans une société, lorsque la classe moyenne bascule et rejoint, dans leurs préoccupations, les classes les plus défavorisées, on atteint un point de rupture, ça crée un cocktail explosif.
A cela s’ajoute le sentiment que nos élus ne servent à rien. En Guadeloupe, pendant des années, les mairies ont servi de soupapes sociales, avec des quantités d’employés municipaux tout à fait record. Ces embauches avaient bien sûr également des visées clientélistes et électoralistes. Avant la décentralisation, c’est le préfet qui contrôlait le budget des mairies. On comprendra qu’il était peu regardant sur les déficits qui se creusaient : en échange de sa complaisance, il monnayait un certain contrôle politique. Etat et élus locaux étaient donc complices dans ce système. Avec la décentralisation, la donne a complètement changé. Désormais, c’est la Cour Régionale des Comptes qui contrôle les budgets des mairies, cette fois avec une logique purement comptable. Elle n’accepte plus les déficits vertigineux qui caractérisaient la gestion de la plupart des maires de Guadeloupe. Pour compliquer le tout, l’UGTG, qui avait obtenu la titularisation des employés municipaux, a réclamé et obtenu, sur la base de cette première victoire, l’obtention des 40% de prime à la vie chère pour chacun d’eux. Pour légitime que soit le versement des 40% pour tout fonctionnaire, inutile de dire que, d’un point de vue mathématiques, les budgets des mairies ont littéralement explosés.
Pour répondre aux exigences de la Cour des Comptes, la plupart des élus ont choisi d’augmenter les impôts locaux. Même une ville comme Baie-Mahault, dont on pourrait imaginer qu’elle serait à l’abri de ce type de déficits avec les taxes de Jarry située sur sa commune (la plus grosse zone industrielle d’Europe politique !), n’a pas échappé aux hausses très significatives d’impôts. Pendant le mandat du maire Edouard Chamougon, les entreprises sur sa commune bénéficiaient, tel que la loi les y autorise, de la défiscalisation pendant trois ans, puis, alors qu’elles auraient du commencer à payer des taxes, ces entreprises changeaient de nom ou officiellement de propriétaire et pouvaient tranquillement repartir pour trois ans en défiscalisant à nouveau et ainsi de suite ! Ce système extrêmement avantageux pour les entreprises a permis que Jarry se développe comme une pieuvre, en dévorant les terres agricoles dont il ne reste quasiment plus rien et en créant de graves problèmes écologiques. Par exemple, la mangrove, qui permet notamment à la faune marine de se reproduire a énormément souffert de ce "développement". Bien sûr, ces cadeaux aux entreprises avaient lieu dans un système de pots-de-vin généralisé. Chamougon a d’ailleurs été rattrapé par la justice et s’est retrouvé en prison. Tout ça pour dire que très peu de communes ont échappé à ces envolées de réajustement fiscal.
Or, comme l’urbanisation en Guadeloupe s’est faite de façon le plus souvent anarchique, sans permis de construire et sans réel contrôle des autorités, beaucoup d’administrés dont l’adresse n’était pas connue du cadastre échappaient à l’impôt. Ceux qui avaient fait les choses dans les règles ont du supporter seuls ce poids supplémentaire et se sont vus littéralement écraser par des augmentations astronomiques des impôts locaux. Aujourd’hui, toutes les communes essayent "d’élargir l’assiette", grâce à l’adressage : il s’agit de répertorier tous les logements plus ou moins sauvages, avec un travail de repérage et une gestion plus rationnelle, comme le fait de commencer à attribuer systématiquement des numéros aux maisons. Désormais, toutes les communes pourchassent ceux qui jusqu’alors échappaient à l’impôt.
On a installé les Guadeloupéens dans un fauteuil roulant en or ; de fait la Guadeloupe donne l’illusion d’un pays riche : belles voitures, villas, etc. Tous aspirent à ça et pourtant la Guadeloupe ne produit plus rien, en tout cas chaque fois moins. En ne produisant rien, les Guadeloupéens ne pensent plus qu’à consommer de façon individualiste, ils ne pensent plus à leur avenir collectif et du coup se déshumanisent. Nous sommes un peuple en voie de disparition. Glissant, pour les Antilles, parlait d’une "hawaïsation" des Antilles Françaises, des îles où la culture n’existerait bientôt plus que sous forme de folklore.
CC : Tu expliques que la Guadeloupe ne produit rien et pourtant consomme énormément. On sait tous par exemple que la Guadeloupe est le département qui consomme le plus de champagne de toute la France. Alors comment cette équation est-elle possible ? Même si c’est le fait d’une minorité, d’où sort l’argent pour cette surconsommation ?
AL : Ah il y a plusieurs choses ! Les 40% que touchent les fonctionnaires en font partie par exemple. Ca gonfle artificiellement l’économie locale. D’autre part, la population de Guadeloupe vit en permanent surendettement. Lorsque les individus ou les familles ne peuvent plus payer, ce qui arrive sans arrêt, les banques, si peu regardantes au moment du prêt, récupèrent voitures et maisons qu’elles revendent. Elles s’y retrouvent bien sûr. L’économie parallèle, voire souterraine, le travail au noir joue aussi un rôle très important ici ; s’il n’ y avait pas ça, il y a longtemps que ça aurait exploser. On a un proverbe créole qui dit : "dèbrouya pa pèché", se débrouiller, "djober", ce n’est pas un pêcher. Et puis enfin, il y a ce que les classes dominantes appellent "l’argent-braguette" avec un certain mépris. On voit des filles commencer à tomber enceinte dès 14 ans et vivre grâce aux allocations familiales.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que si la France considère la Guadeloupe comme une colonie et bien la Guadeloupe ne doit rien produire qui fasse concurrence à la métropole. Ca explique qu’il n’y ait jamais eu le moindre effort réel pour développer la Guadeloupe. En revanche, si le rôle qui lui a été assigné consiste désormais à consommer, il faut s’assurer que les entreprises françaises soit en position dominante sur le marché guadeloupéen. Elle se contente d’être ce qu’on appelle "un marché captif".
CC : Si je te comprends bien et pour schématiser, l’intérêt du gouvernement c’est que la Guadeloupe ne produise rien. Avec l’argent des contribuables, les Guadeloupéens deviennent consuméristes et enrichissent un peu plus les entreprises privées françaises. L’argent du contribuable français fait en réalité la fortune de sociétés privées alors qu’on spolie la Guadeloupe d’un avenir, de tout projet collectif et que ce consumérisme a des effets dévastateurs sur l’identité guadeloupéenne, la culture, etc.
AL : On peut dire ça. Mais l’état français a encore un autre intérêt, l’intérêt géostratégique. C’est vraiment intéressant pour la France d’être présente dans les Amériques. C’est quelque chose que de Gaulle avait parfaitement compris; il l’avait finement jouée à l’époque pour conserver la Guadeloupe et la Martinique dans le giron français, mais il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’elles deviennent partie des Etats-Unis, dès 1943 !
Pour en revenir à aujourd’hui, il existe une conjonction entre crise sociale, crise politique et perte des repères traditionnels qui font que la Guadeloupe est secouée par des convulsions. Tout le mérite du collectif, c’est de donner une orientation, une perspective au peuple guadeloupéen. Sans cet espoir, la Guadeloupe risque réellement d’imploser, de sombrer dans le chaos.
Alors que les partis anticapitalistes et anticolonialistes se sont effondrés au début des années 90 en Guadeloupe, les organisations syndicales ont eu la tentation d’occuper le terrain politique et social, mais sans projet réel, en essayant de multiplier les grèves de type catégoriel. Il s’agissait uniquement d’obtenir satisfaction sur des revendications immédiates. La plate-forme du collectif du collectif fonde les prémisses d’un projet de société. Cette dynamique, si elle arrive à son terme, implique de changer de société. L’obtention de la satisfaction des revendications est conditionnée par la question du pouvoir. Il est temps de réfléchir à un pouvoir guadeloupéen ayant les moyens de résoudre les problèmes posés par la population, un pouvoir contrôlé par les citoyens.
CC : Tu considères que cette grève qui a réussi à rassembler pas moins de 12 000 personnes hier dans les rues de Pointe-à-Pitre illustre un désaveu de la classe politique guadeloupéenne ?
AL : Ca montre qu'ils ont été incapables de résoudre l'écart entre une poignée de profiteur et l'immense majorité de la population laissée à l'abandon. Mais le désaveu ne date pas d’hier : en 2003, Guadeloupe et Martinique ont participé à un référendum concernant le statut des deux entités qui auraient pu acquérir plus d’autonomie. La Martinique a été à un doigt d’accepter le nouveau statut, avec seulement 51% des votes pour le non. En Guadeloupe en revanche, le rejet a été écrasant, avec 73% des voix pour le non. Comment l’expliquer sinon par la défiance que les Guadeloupéens ont envers leurs élus, alors que les politiques martiniquais avec des hommes comme Césaire ont une toute autre légitimité.