ENTREVUE AVEC ALEX LOLLIA
2 ème PARTIE : SPECIFICITES ET DYNAMIQUES AU SEIN DU COLLECTIF LIYANNAJ KONT PWOFITASYON
Chien Créole : Alex, quelles sont les dynamiques originales que tu as relevées au sein du collectif depuis le début de la grève ?
Alex Lollia : Je pourrais t'en donner plusieurs :
- Pour commencer, je trouve impressionnant de voir chaque jour, de 8h00 à la tombée de la nuit, des centaines de personnes mobilisées autour du QG du collectif, le palais de la Mutualité à Pointe-à-Pitre. Cette mobilisation monte constamment en puissance et porte ses fruits : par exemple, il est très significatif que la zone industrielle de Jarry, considérée comme le poumon économique de la Guadeloupe, ne fonctionne pas, même si on peut tempérer ce résultat par le fait que l’essence commence à faire défaut pour se déplacer. Et puis cette mobilisation des grévistes a été confortée ce matin avec 12 000 manifestants dans les rues ! On n’avait pas vu ça depuis la dernière grève générale, celle de 1985.
Manifestation du samedi 24 janvier, réunissant 12 000 personnes (photo FG)
- Ensuite, il faut souligner que des partis ou syndicats d'ordinaire très timorés ont rejoint le collectif, ne me demande pas de nom.
- Le troisième point concerne les groupes de carnaval comme Akiyo, Mas Ka Klé ou Vokoum. Même si ces groupes de jeunes ont depuis leur création une tradition de critique et de dérision envers la société, tout en apportant une intéressante réflexion identitaire, c’est la première fois qu’ils s’engagent publiquement sur une action politique de ce genre. Au-delà de la simple présence, ils sont signataires de la plate-forme. C’est quelque chose d’historique et je pèse mes mots.
- Le quatrième point qui fait l’originalité de ce mouvement, et ce n’est pas moi qui le dit, c’est que ce mouvement est un mouvement construit, voulu, pensé, pas une réaction massive et instinctive à une bavure, un acte raciste ou quelque élément déclencheur bien particulier. Par le passé, seul ce type d’évènement permettait de rassembler les masses.
CC : Ce mouvement est un mouvement unitaire et les objectifs à atteindre sont les mêmes. Néanmoins, y a-t-il selon toi une différence dans l’approche idéologique et surtout concernant la méthode, entre l’UGTG, le parti indépendantiste nationaliste, et vous, par rapport à la conduite de cette grève ?
AL : A l’origine du collectif, la revendication essentielle touchait à la réduction de 50 centimes du prix de l’essence. C’est Alain Plaisir, de la CTU qui a soulevé l’objection suivante : que faisons-nous pour tous ceux qui n’ont même pas les moyens d’avoir une voiture ? Il nous fallait donc réexaminer la question du pouvoir d’achat. C’était comme trouver le bout du fil qui permet de démêler toute la pelote : ça a posé la question de la formation des prix, la question de la revalorisation des salaires. Ca oblige à repenser la production, à réfléchir au logement, etc. C’est le grand apport de la CTU au mouvement : l’élargissement des revendications non pas à un aspect sectoriel mais une réflexion globale qui oblige à repenser la société guadeloupéenne, son fonctionnement, ses priorités.
Quant à la méthode, nous avons retrouvé le principe de la "grève marchante", qui consiste à passer d’entreprise en entreprise, ce qui fait augmenter le nombre de grévistes et au final tout est bloqué sans nécessité de barrage !
Discussion avec des employés d'un grand magasin sur Ste Anne (photo FG)
Quand on arrive dans l’entreprise, on demande à tout le monde de bien vouloir se rassembler, employés et patron. Tout le monde a le droit à la parole, y compris le patron et à être respecté, ne pas se faire huer même si on est contre la grève. Nous débattons et nous tentons de convaincre, puis nous procédons à un vote à main levée auquel participent ceux qui travaillent dans l’entreprise. On part ensuite avec les employés qui veulent se joindre à nous pour poursuivre l’action.
Alex Lollia négociant avec la direction du Club Med (photo FG)
CC : Effectivement, ça semble assez différent de la façon dont procède l’UGTG. A propos, quel poids représentent les différentes organisations si on considère le nombre des militants actifs au sein du collectif, tu as une petite idée des proportions ?
AL : c’est très difficile à dire, je dirais peut-être que sur 100 militants, une quarantaine est de l’UGTG, une trentaine de la CGTG, une vingtaine de la CTU; les autres associations, organisations et partis se partagent les 10% restant ; mais c’est vraiment une estimation à la louche, je peux me tromper. Ce qu’il faut comprendre, c’est que même si la CTU n’est pas majoritaire, elle est reconnue et respectée pour sa capacité d’analyse.
CC : Est-ce que vous approuvez le point selon lequel la priorité d’embauche doit être accordée aux Guadeloupéens. Cette revendication fait polémique, tu le sais.
AL : Disons que nous regrettons qu'elle ne soit pas assortie de la mention "à compétences égales"…
CC : Ok. Je change de sujet, chaque soir, en marge du mouvement social, des jeunes brûlent des poubelles, des voitures, et s’affrontent régulièrement avec les forces de l’ordre qui en ont déjà détenu plusieurs. Ils ne font pas partie du collectif mais comment les perçois-tu ? Qui sont-ils ?
AL : Ce sont des jeunes exclus, qui ont, en général, quitté l’école très tôt, souvent de jeunes chômeurs qui ont perdu tout espoir de s’insérer dans la société, de se construire un avenir digne de ce nom. Ils ont souffert de
Aux lendemains de scènes d'émeutes à Ste Anne, par des bandes de jeunes très radicaux (photo FG)
l’injustice et aujourd’hui sont aigris. Par ailleurs, nous vivons dans une société de consommation très agressive qui donne, avec la publicité omniprésente, une image de la réussite purement matérielle, sans qu’il y ait en face de toutes les tentations qu'elle suscite, la capacité de les assouvir. La misère sociale que ces jeunes subissent aujourd'hui les fait douter d'un avenir qui pourrait être différent. Quand le futur n’a plus de visage, la mort elle-même devient souhaitable et on comprend comment ils retournent cette violence contre eux-mêmes : ils s’entretuent, se suicident, de manière brutale ou lente avec l’alcool, la drogue.
Mais il n’est pas interdit de penser qu’un large et profond mouvement comme celui que nous vivons aujourd’hui puisse leur redonner confiance en eux et surtout l’espoir d’un avenir moins sombre. Ca peut susciter une rencontre entre la jeunesse livrée au chômage et celle des jeunes salariés qui eux aussi se radicalisent dans la lutte.
CC : Ce matin il y avait pas mal de métros (français de métropole) à la grande manifestation mais en général, ils restent très largement sous-représentés dans le mouvement, par rapport à la proportion de la population de Guadeloupe qu’ils incarnent. Qu’est-ce que ça t’inspire ?
AL : Pour ma part, je me réjouis de voir des métros s’impliquer à nouveau dans les luttes sociales et politiques de la Guadeloupe. Il y a longtemps qu’on en trouvait plus.
Diversité (photo FG)
CC : Comment s’expliquait ce retrait ?
AL : Ca s’expliquait par le fait que les fonctionnaires vivaient presque exclusivement dans des enclaves, des ghettos, à l’écart des gens du pays et étaient de fait ciblés comme des personnes n’étant pas "des nôtres", voire comme pouvant être des ennemis, les militaires, les hauts fonctionnaires, les profs, etc. Seul le prêtre qui passait de temps en temps dans les quartiers populaires échappait à ce jugement, on l’aimait bien le prêtre. Tout comme les bonnes sœurs qui distribuaient du lait aux enfants étaient acceptés. En ce temps-là, il y avait une misère terrible. Par contre, les enfants se cachaient quand ils voyaient une voiture de gendarmes.
Aujourd’hui, les choses ont changé. Même s’il existe toujours des enclaves, les fonctionnaires connaissent eux-aussi une dégradation de leurs conditions de vie, ils se mêlent plus à la population. Le clivage racial est en train de s’atténuer comme en témoigne l’explosion des mariages mixtes. Il y a une rencontre fructueuse entre les métros et les Guadeloupéens, dont beaucoup ont vécu en France. Ils prennent de plus en plus souvent position contre les injustices du système colonial. Même certains hauts cadres de l’administration même s'ils ne peuvent pas afficher leur position publiquement, savent prendre leurs distances, notamment en ce qui concerne la répression des membres d’organisations anticolonialistes qu'ils permettent d'éviter.Je te le dis par expérience.
CC : Tout à l'heure, tu as dis qu'il y avait longtemps qu'on ne trouvait plus de métros engagés dans les luttes sociales en Guadeloupe. Ca n'a donc pas toujours été le cas?
AL: Au contraire, dans les années 60 en particulier, nombre d'enseignants venus de métropole, profs de droit , de philo, politisaient lycéens et étudiants guadeloupéens. Ceci dit, là encore ce n'était pas un phénomène nouveau : déjà à la fin du XIXème siècle, quand les idées socialistes de Jules Guesdes ou de Jean Jaurés se développaient en France, il y avait déjà des professeurs métros qui sensibilisaient leurs étudiants à ces idées révolutionnaires, qui ne sont pas nées spontanément en Guadeloupe. Ainsi Légitimus, premier dirigeant d’un syndicat socialiste de Guadeloupe avait-il été formé par un professeur métro du lycée Carnot. Et puis il ne faut pas oublier les intellectuels, les ouvrages de Salvat Etchar, un basque ou Farrugia, un pied-noir, pour ne citer qu’eux, dont les écrits ont joué un rôle capital dans la prise de conscience nationale des Guadeloupéens.
(à suivre)